CHAPITRE XIX.
Séjour à Valparaiso.
La courte et facile traversée de Talcahuano à Con-
cepcion se fit lestement. Toute la journée du 24, nous
eûmes sous les yeux la hautè chaîne des Cordillères,
dont les sommets sont aux deux tiers couverts de
neige. Quelques-uns de ces glaciers étaient si vastes,
si éblouissants, et nous semblaient si rapprochés, à
cause de la pureté de l’atmosphère, qu’ils nous rappelaient
involontairement les terres désolées des Or-
kney et de Louis-Philippe. Mais la douceur du climat
nous prouvait bientôt que nous naviguions d a n s des
parages moins inhospitaliers.
A minuit, le point nous plaçait près de Valparaiso ;
si j’eusse déjà vu ce mouillage, j’aurais pu y conduire
sans tarder les corvettes; mais je n’y étais jamais allé,
et la prudence me commanda d’attendre le jour.
Dès six heures et demie, je fis servir pour prolonger
la côte ; mais la bonne brise tomba pour faire place
à un calme ou à de faibles risées. La pointe sud de
la baie nous fut signalée par la charpente du phare
qu’on y construisait.
Nous sommes accostés à onze heures et demie par
un canot de XAriane, monté par un élève que son capitaine
avait expédié pour nous apporter toutes les
lettres arrivées à Valparaiso pour nos deux corvettes;
c’était une recommandation que je lui avais faite de
Talcahuano, et que je lui sus gré de n’avoir point oubliée.
Le coeur me battait avec force au moment où je
reçus le paquet; je distribuai toutes les lettres, au
nombre de quatre-vingts ou cent, en faisant contre
fortune bon coeur ; mais mon inquiétude augmentait à
mesure que j’avançais vers la fin, sans rien trouver
pour moi. Enfin restait un petit billet, en caractères
presque illisibles. Je le reconnus cependant
pour être de ma femme; mais je le décachetai avec
une sorte d’épouvante qui ne fut que trop justifiée.
Mon jeune fils avait succombé un mois après mon départ,
et sa mère désolée, sortant à peine d’une longue
agonie, m’adjurait, au nom de tout ce qui pouvait
m’être cher, de revenir auprès d’elle, si je voulais
encore la revoir sur cette terre, attendu qu’elle ne
pourrait pas, disait-elle, résister à sa douleur jusqu’au
terme de mon voyage. Elle avait engagé le fils unique
qui lui restait à joindre ses instances et ses prières aux
siennes.
Cette funeste lettre me porta un coup bien douloureux;
j’eus peine à comprimer mes larmes, et je maudis
mille fois l’instant où j’avais entrepris ce voyage.