
Tcliouprassi, c’est-à-dire, janissaire, domestique d’apparat du capitaine. Cest
comme si j ’avais celui-ci avec moi. Son délégué, entre autres vertus admirables
, a celle d’avoir été maintes fois en Kanawer, et d’y être aussi bien connu
que de ce côté des montagnes. Le janissaire du Rajah ne fait auprès de
son collègue qu’une triste figure. C’est un petit vieillard Kanaweri, vêtu de
l’habit national de son pays. Enfin, j ’emmène un cheval pour me porter,
tant que la route pourra le porter; e t, pour me conformer à l’usage, une
chaise supportée par deux bambous, ou Junpun, appareil léger qui tient lieu
de jambes aux habitants de Simla, mais qui oblige huit hommes à marcher,
pour éviter à un la peine de le faire. On me menace de tant de fatigues et de
privations en Kanawer, que je dois tâcher d’y arriver aumoins en santé parfaitè,
et c’est pourquoi je m’entoure à mon départ, de toutes ces commodités.
Les Anglais ont fait jusqu à la capitale de leur chétif allié de Bissahir,
une bonne route, très-fréquentée jusqu’à K otgurh par les habitants de Simla,
qui vont voir, sur le sommet d’une montagne voisine appelée Hattou, ou
Whartou, les ruines d’une forteresse gorkha. Un Bungalow a été aussi construit
par le gouvernement à chacune des haltes intermédiaires. Fagou, où je passai
déjà , est la première de ces stations.
Je quittai Simla le 28 vers le milieu du jour, par un brouillard épais qui permettait
tout juste de voir le chemin. A l'honneur de ma philanthropie ou de
mes jambes, je remarquerai qu’il me parut beaucoup plus montueux dans
ma chaise à porteurs, qu’il y a quinze jours, lorsque je fis cette route à pied.
Les brumes, les nuages épais, siéent aux paysages des montagnes, comme
le sombre de la nuit, comme tout ce qui cache aux yeux la réalité des
choses et permet à l ’imagination de jeter sur ses toiles immenses les riches
couleurs de sa palette fantastique. Ce sont les premières scènes de ce
-genre que je vois dans l’IJimalaya; peut-être ne me plaisent-elles tant que
par les souvenirs qu’elles réveillent en moi : elles me reportent aux premières
montagnes que je vis, à l’Auvergne. Chose étrange! ce ne sont pas
les jours radieux que je me rappelle avec le plus dq charme dans ce premier
voyage, mais ses marches les plus pénibles au travers des contrées
herbeuses, sous un ciel chargé de brouillards. Il est des sites auxquels une
lumière triste convient seule, comme il est des hommes dont l’esprit na
de grâce que dans le malheur. Telle est l’Auvergne en général. Le même
ciel, sur le paysage magnifique des Alpes italiennes, ne lui donne pas un
reflet gracieux de tristesse, il ne produit que la laideur. Ainsi, telle mélodie
est vulgaire dans un mode, qui devient noble et expressive dans 1 autre
mode; tel chant, brillant en majeur, devient plat et inexpressif en
mineur.
Les forêts de Mahassou n’ont pas besoin du secours de l’imagination pour être
admirables. Du caractère alpin, je n’en ai vu d’aussi belles qu’à la Grande
Chartreuse. Leur aspect d’ailleurs est très-différent ; la Grande Chartreuse occupe
une vallée profonde, tandis que Mahassou est presque le sommet d’une
montagne. Dans la forêt du Dauphiné, il n’y a que des sapins; dans celle-de
1 Himalaya, ces\ arbres sont mêlés aux cèdres, le seul des conifères peut-être
auquel il arrive d’avoir une physionomie individuelle, lorsque sa flèche brisée
par un accident ne l’empêche pas de croître, et qu’il étend horizontalement,
à une immense distance, ses ombrages funèbres. Sous ces ombrages, et nonobstant
leur épaisseur; comme à la Grande Chartreuse, le sol humide de la
forêt se couvre de la plus riche végétation herbacée. Elle commençait à peine
à se développer quand je passai ici il y .a i 5 jours; les premières pluies lui
ont donné l ’essor. Un grand nombre d’espèces fleurissent déjà;-avant un
mois, çlles auront parcouru le cercle entier de leur existence. L ’humidité
tiède de cette saison aura détruit alors leurs tiges succulentes; tout aura disparu,
pour faire place à des espèces nouvelles, et, jusqu’au retour de l’hiver,
les générations d espèces diversès se succéderont ainsi et occuperont le
sol tour à tour. Cependant la plupart de ces plantes, sont vivaces. On conçoit
difficilement comment la terre peut nourrir à la fois un si grand nombre
de racines.
Homère ferait une belle description de la pompe dont je vis le spectacle
dans cette solitude sévère. J’y rencontrai un des rois du voisinage , voyageant
dans toute la splendeur que ses ressources lui permettent, accompagné de
tout son peuple, et de plusieurs peuples d’alentour. C’était le Rana de Ko-
marsen. Il se rendait à R ô ti, village près' de Simla, qui a son roi aussi,
à la fille duquel il allait marier son fils. La noce se composait d’environ
2,000 personnes, débutant par. quelques centaines de pauvres diables qui
marchaient sous le faix du dîner des autres , car une aussi nombreuse caravane
est obligée de porter tous ses vivres avec elle. Venaient ensuite les chaudrons
et les écuelles de chaque nation ; puis quelques mauvaises petites
tentes déguenillées. A quelque distance, derrière,cette foule plébéienne, un
saint personnage, décoré du cordon brahmanique, s’avancait, porté dans une
petite litière, comptant les grains de. son chapelet ; la musique, de son clergé
sans doute, déchirait l’air autour de lui, en donnant par intervalles de Jla
terrible trompe hébraïque dont j ’ai déjà parlé ailleurs. J’étais à cheval; mes