
Ce qui a tant fait admirer les glaciers des Alpes,, c’est surtout le niveau
jusqu’où ils descendent dans les vallées, à l’entour des plus hautes cimes. A la
base septentrionale du Mont-Blanc, ils s’avancent au travers des fertiles prairies
de la vallée de ChamOuny, parmi ses champs et ses vergers : il en est de
même au nord du grand massif -dont la Jung-Frau et le Finsteraarhorn sont
les sommets les plus élevés, dans l’Oberland bernois. Ceux de l’Yurpo ne
descendent pas au-dessous de la limite où la végétation , réduite à un nombre
infiniment petit d’espèces peu multipliées, a presque entièrement cessé d’être
apparente.
Mes gens me montrèrent sur les cimes d’alentour une troupe nombreuse
d’Antilopes; mais c’est d’après leur description que je nomme ainsi ces animaux,
c a r ia distance était si grande pour la brièveté de ma vue, qu’à peine les
distinguai-je. Je remarquerai toutefois que depuis plus de quatre mois que je
parcours l’Himalaya, ce sont les premiers quadrupèdes que j ’aie vus à l’état sauvage.
Quoiqu’on ne vienne jamais les chasser dans la retraite où j ’a vais, pénétré,
leur troupe agile prit la fuite en nous apercevant.
J’avais commencé assez tard cette excursion pénible. Il était plus de 3 heures
quand je repris le chemin de la vallée. Telle était la nature du chemin dans
les éboulements mobiles de l’espèce de moraine qui flanquait le glacier et se
prolongeait bien au-dessous, que la descente occupa plus de temps queda montée.
Le soleil allait se coucher quand j ’arrivai sur les bords de l’Yurpo : cependant
il fallait encore remonter à plus de 2 milles (¿1.) au-dessus de ce point,
pour trouver le gue du matin et le cheval qui m’y avait porté. Mais un de
mes gens q u i, pour être Kanaori, n’était pas moins étranger que moi à ces
lieux, me promit à 3 milles (fL ) au-dessous, vers Rici, où mon camp avait
marché dans le jour, un pont naturel de neige sur l’Yurpo : c’était là aussi,
disait-il, que je devais retrouver mon cheval. Contrarié à l ’excès de cette
méprise, je suivis cependant cet espoir de route; mais après une heure de
marche parmi les blocs dont sont encombrés les bords de l’Yurpo, je vis
que des escarpements serraient plus bas sa rive, et qu’il était conséquemment
impossible de gagner le pont de neige situé plus bas encore, sur lequel je
devais le traverser. Le crépuscule répandait ses dernières lueurs : la lune ne
devait se lever quau milieu de la nuit, et son faible croissant ne promettait
qu une lumière aussi pâle que tardive. Je pris donc le parti que j ’aurais dù
suivre d abord, je remontai vers le gué du matin. C’étaient 8 milles.(ü;i 1.) de
plus à faire pour gagner Rici; et mes gens, qui s’étaient mis en route comme
moi après un repas fort léger, auraient murmuré peut-être près d’un autre
maître. Je les animai à causer pour les consoler des 12 ou i 3 milles ( 3 \
ou 3 f 1.) qui les séparaient de leur triste souper. Au bruit qu’ils firent, le
palefrenier qui errait sur le bord opposé du torrent nous reconnut; il appela.
Nous fûmes bientôt devant lui. L’Yurpo était plus resserré^ plus
étroit en ce lieu que dans le reste de son cours, mais plus rapide encore et
plus profond. Mon pauvre Kanaori, tout confus de la méprise dont il était
cause , risqua la vie de son eheval pour la réparer un peu. Déroulant la longue
ceinture serrée autour de ses reins* et enveloppant une pierre dans un de ses
bouts, il la lança sur l’autre bord. Le palefrenier attacha cette forte bride au
mors du cheval et le poussa dans le torrent; l’animal nagea aussitôt dans l’eau
glacée. Cependant il aurait été entraîné par la violence du courant et brisé
contre des roches placées au-dessous, sans la corde de salut par laquelle on le
tira sur notre bord. Je montai dessus, et l’inventeur de cette manoeuvre
hardie me servant de guide, je recommandai les jambes de ma bête à Dieu.
L’officier du Rajah de Bissahir, car c’était ce dignitaire dë la plus grande
couronne de l’Himalaya, Pottranme lui-même, qui s’était compromis, les fit
arriver toutes quatre sans accident grave au gué du matin. Quoique l’adrésse
de ce cheval me fût prouvée, certes je n’aurais pas imaginé de passer en de
tels lieux de jour sans démonter. Je le fis de nuit, parce que l’obscurité rendait
.le danger plus grand pour moi que pour lui. Un seul des montagnards qui
m’accompagnaient, semblait nyctalope comme le cheval, et courait avec la
même aisance que de jour sur les quartiers de roches mobiles. Les autres,
effrayés des trous que l'obscurité cachait entre elles, avaiënt peine à me
suivre. Je ne traversai le torrent que lorsque je les eus tous vus de l’autre côté.
Le pire de la route semblait derrière nous, puisque nous n’avions plus à suivre
pour descendre à Rici qu’un sentier frayé. Telle était Cependant sa nature, que
souvent je dus descendre de cheval, que souvent nous crûmes l’avoir perdu,
et le perdîmes en effet. Pottranme seul avait gardé sa présence d’esprit pour
obvier à tous ces contre-temps; les autres étaient entièrement démoralisés, et
de peur de tomber dans l’Yurpo, où un faux pas dans le chemin les eût en
effet conduits inévitablement, auraient gagné le sommet des montagnes pour
s’éloigner de son fracas red o u tab le s i je ne les eusse consignés à la queue de
mon cheval. Nous passâmes devant mon camp du matin : ce n’était plus qu’une
place déserte. J’y fis chercher un de mes domestiques aüquel j ’avais commandé
en partant de me rejoindre sur les glaciers, et que je n’avais pas vu paraître'
de tout le jour. Son sort m’inquiétait; je craignais qu’il n’èût essayé de traverser
le torrent au-dessous du gué. Vainement on l’appela; mais en conti-
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