
J’avais eu soin, comme au passage d’Houkio-ghauti, de faire marcher ma
caravane,en colonne serrée, e t, dans l’incertitude des obstacles que je pourrais
rencontrer à la frontière, j ’avais gardé les derrières avec quelques-uns
de mes gens, pour doubler le pas et me présenter d’un air menaçant, si je
trouvais quelque opposition. Comme j ’avais lieu de le craindre, je vis en
effet une vingtaine de Tartares qui gardaient la rive droite du Moullatar,
et mes gens arrêtés sur la rive gauche, me dirent en me voyant arriver :
« Les Chinois défendent dé passer. - Je cherchai dans la troupe bruyante
de mes ennemis quelque homme mieux vêtu, quelque Kamdar ou Sirdar,
pour négocier. Mais quoique les interprètes ne manquassent pas, je ne
pus obtenir de réponse à ma question : S’il y avait là quelque petit officier de
ce genre? Là-dessus, j ’ordonnai à tout mon monde de me suivre, et poussai
mon cheval dans le torrent; pressés sur le talus opposé, les Chinois s’obstinaient
à faire grand bruit, et du geste à m’interdire d’approcher. Cependant
quand ils virent que je ne tenais absolument aucun compté de leurs injonctions,
ét que j ’allais marcher sur eux et les écraser, s’ils ne m ouvraient
passage, ils délogèrent au plus vite. Je gardai la rive droite du Moullatar,
jusqu’à ce que tous mes gens eussent défilé devant moi, et continuai le
plus paisiblement du monde ma marche dans le céleste empire. Ma résolution
avait imposé silence aux opposants, qui ne se permettaient plus de
gestes impératifs. Les voyant dans cette disposition soumise, je fis faire halte
à mon monde et approcher de moi les Chinois. On leur expliqua que je ne
comptais pas passer dans leur village, dont je m’étais informé, mais que
je voulais seulement passer la rivière sur le pont voisin, pour aller en Ladak,
ouverture qui les rendit aussi bruyants qu’au commencement de notre entrevue,
mais cette fois bruyants de joie. Ils m’eussent servi de guides,
si je n’avais eu dans ma caravane des gens aussi bien instruits qu’eux du
chemin. Toutefois je leur enjoignis , s’ils voulaient immédiatement retourner
chez eux, de ne marcher qu’après moi; car je craignais que se fiant peu à ma
parole, ils ne se répandissent dans les villages voisins du leur, et n’en
fissent marcher la population contre moi. Quand ils virent que je leur faisais
ainsi la loi chez eu x , ils se désistèrent de m’accompagner, et retournèrent
fumer autour d’un feu, qu’ils avaient allumé pour passer la nuit près de leur
frontière.
J’avais été trahi par un Kanaori qui avait traversé Chango le jour où
j ’y avais demeuré; mais le traître avait trouvé presque déserts lés villages
de la frontière chinoise, dont les habitants étaient allés en masse faire de
l'herbe dans des montagnes à deux jours de distance : et la levée extraordinaire
faite aussitôt pour me fermer le passage, n’avait produit que les
vingt pauvres diables qui prirent inutilement la peine de l’essayer. Aucun
d’eux n’était armé; et M. Gérard remarque aussi qu'ils étaient sans armes
quand ils se montrèrent devant lui, mais en bien plus grand nombre, sur
les bords de ce même torrent de Moullatar, qu’ils l’empêchèrent de passer.
Cette circonstance fait à ses yeux le plus grand honneur à leur bonne foi :
" ils semblaient ne pas douter, dit-il, qu’instruits de la défense faite à tout
étranger de pénétrer dans leur pays, je me retirerais paisiblement.» Mais
alors à quoi bon venir en tel nombre? Je suppose, au contraire, qu’en leur
enjoignant de venir en masse nous fermer le passage, et si nous le forçons
ou le surprenons, en leur ordonnant d’arrêter promptement nos progrès
par le refus de toute espèce de vivres, l’officier chinois qui réside à Garou
leur interdit formellement de venir à nous armés, de peur des conséquences
possibles de la rencontre en ce cas.
Le village chinois le plus voisin de la frontière, sur la rive gauche du
Yangcham, et d’où venaient la plupart de ces gens, s’appelle Chactaud
Chactod ou Sactod. Il en est éloigné de 5 milles ( i il.) . Le Moullatar coule
à i milles (fL^ïau N .E . de Tchangrising; sa source se voit distinctement
à une très-grande hauteur, sous un col abaissé entre deux montagnes
remarquables par leur hauteur et la quantité de neiges dont elles restent couvertes,
dans la chaîne qui borde la rive gauche du Spiti et, plus haut, du
Yangcham. A 1 mille (^1.) au delà, on entre dans un défilé étroit et tortueux,
au-dessus duquel les rochers se projettent de manière à former une
voûte si basse, que je dus m’y baisser pour y passer. Une crevasse qui le
borde, laisse voir le Yangcham qui coule à 3om au-dessous. A son extrémité,
il n’y a d’autre passage que sur un pont jeté par la nature, et qui mène
sur la rive opposée. C’est une masse de Granité de 10,000 mètres cubes environ,
arrêtée par son volume au sommet de la gorge. Sa surface est plane
et glissante, son inclinaison excessive. Une chute conduit inévitablement
dans l’abime. Elle n’est pas à redouter pour les hommes qui ont l’attention
de se déchausser.; mais le bétail chargé, les chevaux surtout, y sont exposés
, et chaque année plusieurs périssent ici.
La vigueur de celui que je montais m’inspira assez de confiance pour
ordonner qu’on le fit passer. Une bande d’hommes' l’entourèrent, les uns
le tirant par la bride, d’autres le retenant par la queue ou les courroies de
son harnais. Il arriva sans accident. Un de mes gens aussi était monté, mais