
la main que je lui laissais libre, prit donc cette rareté, et me l’offrit lui-même:
c’était un sac de musc dans son enveloppe naturelle. Je l’acceptai, et l’en remerciai
par un signe de tête qui tint lieu du salut par lequel sans doute j ’aurais
dû débuter ; nous entrâmes dans la tente, où mon hôte, après que je l’eus
fait asseoir, me présenta ses vizirs qui l’y avaient suivi et se tenaient debout derrière.
Croyant reconnaître parmi leurs longues barbes celle de Tikumdâsse,
mon ami de Simla, que le capitaine Kennedy fait asseoir devant lui , j ’ordonnai
qu’on apportât une troisième chaise ; mais Gougrou, mon tchouprassi,
grand maître des cérémonies pour la circonstance, m’avertit de ma méprise,
et me dit que les autres ministres étaient bien comme ils étaient, debout.
Le Rajah est un jeune homme de 20 à 22 ans , fort brun, petit, gras et
mal fait. Son cou est très-engorgé et presque déformé par un goitre. Il a l’àir
d’un grand enfant fort peu spirituel. Mais sa physionomie inexpressive est gaie
et ouverte ; elle me prévint en sa faveur. Il était vêtu assez élégamment de inous-
seline blanche et d’un beau châle de cachemir cramoisi, une calotte d’oripeau
sur la tête, et des babouches également brillantes qu’il garda. J’ignore s’il eût dû
les quitter ; mais, comme il me ht d’ailleurs toutes sortes de démonstrations de
respect, ne me parlant qu’à mains jointes et ne me répondant que par l’exclamation
seigneur ! je ne pris point sa négligence pour une liberté concertée et
n’en tins nul compte. Il me demanda comment je me portais, comment se portait
le capitaine Kennedy, et si le Gouverneur général devait réellement venir à
Simla; du reste il me laissa faire presque tous les frais de la conversation. Jouant
le rôle du maître, je me trouvai une extrême facilité à parler en hindoustani.
Eussé-je fait la première visite, et reconnu par là mon infériorité, je suis sûr que
les mots m’eussent manqué souvent. Au re s te , il ne me comprenait qu’après
coup, malgré la pureté grammaticale de mon langage. Gougrou , à qui depuis
huit jours elle est devenue familière , traduisait en patois montagnard
les passages obscurs. Une carte de Kanawer, sur une très-grande échelle , était
déployée sur ma table ; j ’essayai de donner au Rajah une leçon de géographie
et de lui montrer l’itinéraire que je comptais suivre dans sa principauté:
c’était trop présumer de son intelligence ou de son attention. Il ne renonça
point pourtant au chapitre de la géographie, et me questionna beaucoup sur la
Chine, sa distance de l’Europe, etc., etc. Comme il n’a jamais vu le plus petit bateau,
il fut très-surpris quand je lui parlai de nos vaisseaux, de leur grandeur, de
leur vitesse et du nombre d’hommes qui y habitent. Il regardait avec avidité.
le chétil ameublement de ma tente, mon portefeuille, mon l i t , et divers
livres étendus dessus, mon fusil à deux coups et mes vêtements de
drap noir. Tout cela, sans doute, était nouveau pour lui. Si peu d’Européens
passent à Rampour et à Sourann, et, parmi le petit nombre de ces voyageurs,
si peu sont désireux de s’attirer sa visite !
Nous nous adressâmes la parole l’un à l ’autre par la même formule de civilité
générale , V 1 âp, la troisième personne, exactement la manière italienne. J’y
substituai de temps à autre son titre Rajah, politesse qu’il reconnut toujours
en ripostant par Majesté.
Comme il me plaisait par le plaisir qu’il témoignait à m’écouter, je le gardai
une grande demi-heure ; me levant alors et lui suggérant qu’il désirait peut-être
se retirer, je le pris par la main et le reconduisis à trois pas hors de ma tente,
ou nous prîmes congé l’un de l’autre par un salam. Toute la population du village
s était rassemblée alentour et poussa de bruyants hourras, au milieu desquels
le Rajah, suivi de son petit cortège, s’en retourna comme il était veDu,
à pied. Quelques serviteurs le précédaient avec les insignes de la royauté,
le tout pour aller à cinquante pas; car les brouillards qui s’étaient dissipés
me laissaient voir son palais à cette distance. C ’est une assez grande maison,
élégante pour le pays, et dont le toit porte un ornement doré que les montagnards
admirent extrêmement; mais elle n’a rien de l’apparence substantielle
de la demeure du Rana de Djouboeul à Deohra, ni de celui de Khôtikaye.
Quelque temps après qu’il se fut retiré, le Rajah envoya sa musique jouer à
la porte de ma tente. J’ignorais, avant ce concert, jusqu’où peut aller l’effroyable
des sons, et mon tchouprassi n’étant pas là pour donner quelques roupies à
1 orchestre royal et le congédier aussitôt, il me fallut essayer de le faire taire par
le découragement : je persistai à me tenir enfermé, et les pauvres diables de musiciens,
de guerre las, prirent haleine. C’était pour recommencer biëntôt après
de plus belle; mais j ’entendis dehors la voix de Gougrou qui les renvoya tout
de suite très-satisfaits.
La pluie, qui avait tombé pendant toute la nuit et le jour jusqu’après midi,
me décida à passer la journée du 8 à Sourann. La chancellerie du Rajah fût
pendant ce temps-là très-occupée à expédier à tous les Vizirs et Dibas (c’est-
à-dire, à tous les maires et leurs adjoints) de Kanawer, l’ordre de me fournir
au plus tôt ce que je pourrais requérir d’eux. Vers midi, un des ministres
se présenta à ma porte; et, p a rla pluie battante, le pauvre diable y attendit
sous son parasol avec sa petite suite une grande demi-heure, que l’on eût
trouvé mon tchouprassi, qui l ’introduisit et nous servit d’interprète. Il venait
m annoncer que l’ordre que j ’avais prié le Rajah d’envoyer à tous ses Kanawe-
ris venait d’être expédié, et il m’apportait, en outre, deux firmans royaux pour