4 « S P I
idée de Dieu, félon laquelle il eft une nature vivante
, heureufe, incorruptible,, parfaite dans la félicite,
6c nullement fufceptible de maux. C’étoit fans doute
une extravagance qui tenoit delà folie, que de ne
pas réunir dans fa nature divine l’immortalité 6c le
bonheur. Plutarque réfute très-bien cette abfurdité
des Stoïques c mais quelque folle que fut cette rêverie
des Stoïciens , elle n’ôtoit point aux dieux leur
bonheur pendant la vie. Les Spinofiftes font peut-
être les feuls qui aient réduit la divinité à la mifere.
O r , quelle mifere ? Quelquefois fi grande , qu’il fe
jette dans le defefpoir , 6c qu’il s’anéantiroit s’il le
pouvoit ; il y tâche, il s’ôte tout ce qu’il peut s’ôter ;
il fe pend, il fe précipite ne pouvant plus fupporter
la trifteffe affreufe qui le dévore. Ce ne font point
ic i des déclamations, c’ eft un langage exa£l 6c phi-
lofophique ; car fi l’homme h’eft qu’une modififcation,
il ne fait rien : ce feroit une phrafe impertinente,
boufonne, burlefque que de dire , la joie ejl gaie, la
trijlejje efl trijle. C’eft une femblable phrafe dans le
fyftème de Spinofa que d’affirmer , l'homme penfe,
Vhomme s*ajjlige , l'homme je pend, 6cc. Toutes ces
propofitions doivent être dites de la fubftance dont
l ’homme n’eft que le mode. Comment a t-on pu s’imaginer
qu’une nature indépendante qui exifte par elle-
même 6c qui polfede des perfections infinies, foit lu-
jette à tous les malheurs du genre humain ? Si quel-
qu’autre nature la contraignoit à fe donner du chagrin
, à fentir de la douleur , on ne trouveroit pas fi
étrange qu’elle employât fon aftivité à fe rendre mal-
heureufe ; ôn diroit, il faut bien qu’elle obéiffe à une
force majeure : c’eft apparemment pour éviter un
plus grand mal, qu’elle 1e donne la gravelle, la colique
, la fievre chaude, la rage. Mais elle eft feule
dans l’univers, rien ne lui commande, rien ne l’exhorte
, rien ne la prie. C ’eft fa propre nature , dit
Spinofa, qui la porte à fe donner elle-même en certaines
circonftances vin grand chagrin , 6c une douleur
très-vive. Mais , lui répondrai-je , ne trouvez-
vous pas quelque choie de monftrueux 6c d’inconcevable
dans une telle fatalité ?
Les raifons très-fortes qui combattent la doûrine
que nos âmes font une portion de D ie u , ont encore
plus de folidité contre Spinofa. On objeûe à Pytha-
goras dans un ouvrage de Cicéron, qu’il réfulte de
cette doftrine trois fauffetés évidentes ; i°. que la
nature divine feroit déchirée en pièces ; z°. qu’elle
feroit malheureufe autant de fois que les hommes ;
3 ° . que l’efprit humain n’ignoreroit aucune chofe,
puifqu’il feroit Dieu.
6°. Je voudrois favoir à qui il en v eu t, quand il
rejette certaines doCtrines , 6c qu’il en propofe d’autres.
Veut-il apprendre des vérités ? Veut-il réfuter
des erreurs ? Mais eft-il en droit de dire qu’il y a des
erreurs ? Les penfées des philofophes ordinaires ,
celles des juifs, celles des chrétiens ne font-elles
pas des modes de l’être infini, auffi-bien que celles
de fon éthique ? Ne font-elles paS des réalités aufli
néceffaires a la perfection de l’univers que toutes
les fpéculations ? N'émanent - elles pas de la caufe
néceffaire? Comment donc ofe-t-il prétendre qu’il
y a là quelque chofe à reCtifier? En fécond lieu , ne
prétend-il pas que la nature dont elles font les modalités
, agit néceffairement, qu’elle va toujours fon
grand chemin, qu’elle ne peut ni fe détourner, ni
s’arrêter, ni qu’étant unique dans l’univers, aucune
caule extérieure ne l’arrêtera jamais , ni le redref-
fera ? Il n’y a donc rien de plus inutile que les leçons
de ce philofophe ? C’eft bien à lui qui n’eft qu’une
modification de fubftance à preferire à l’Etre infini *
ce qu'il faut faire. Cet être l’entendra-t-il ? Et s’il
Eentendoit, pourroit-il en profiter ? N’agit-il pas
.toujours félon toute l’étendue de fes forces, fans fa-
y.oir n io ù il v a , ni ce qu’il fait ? Un homme, comme
S P I Spinofa , fe tiendfoi^cn repos , s’il raifônnoit bien.
S’il eft pofîible qu’un tel dognie s’établiffe, diroit-il,
la néceflité de la nature l’établira fans mon ouvrage;
s’il n’eft pas poflible, tous mes écrits n’y feront
rien.
Le fyftème de Spinofa choque fi vifiblement la rai-
fon , que les plus grands admirateurs reconnoiffent
que s’il avoit enfeigné les dp g mes dont on l’accufe ,
il feroit digne d’exécration ; mais ils prétendent qu’on
ne l’a pas entendu. Leurs apologies , loin de le dif-
culper, font voir clairement que les adverfaires de
Spinoja l’ont tellement confondu 6c abyfmé,qu’il ne
leur relie d’autre moyen de leur répliquer que celui
dont les Janféniftes le fontfervis contre les Jéfuites,
qui eft de dire que fon fentiment n’eft pas tel qu’on
le fuppofe : voila à quoi fe réduifent fes apologiftes.
Afin donc qu’on voie que perfonne ne fauroit dif-
puter à fes adverfaires l’honneur du triomphe, il fuf-
fit de confidérer qu’il a enfeigné effectivement ce
qu’on lui impute , 6c qu’il s’eit contredit grofliere-
ment 6c n’a fu ce qu’il vouloit. On lui fait un crime
d’avoir dit que tous les êtres particuliers font des
modifications de Dieu. Il eft manifefte que c’eft fa
doClrine , puifque fa propofition 14e eft ce lle-ci ,
proeter Deiun nulla dari neque concipipotefl fubflantia, 6c
qu’il allure dans la 15e, quidquidejf in Deo efl, & nihil
fine Dco neque efj'e neque concipi potefl. Ce qu’il prouve
par la raifon que tout eft mode ou fubftance, 6c que
les modes ne peuvent exilter ni être conçus fans la
fubftance. Quand donc un apologifte de Spinofa parle
de cette maniéré , s’il étoit vrai que Spinoja eût enfeigné
que tous les êtres particuliers font des modes
de la fubftance divine , la victoire de fes adverfaires
feroit complette , 6c je ne voudrois pas la leur con-
tefter, je ne leur contefte que le fait, je'ne crois pas
que la doCtrine qu’ils ont réfutée foit dans fon livre.
Quand, dis-je , un apologifte parle de la forte , que
lui manque-t-il ? qu'un aveu formel de la défaite de
fon héros; car évidemment le dogme en queftion eft
dans la morale de Spinofa.
Il ne faut pas oublier que cet impie n’a point méconnu
les dépendances inévitables de fon fyftème , car
il s’eft moqué de l’apparition des efprits , 6c il n’y a
point de philofophie qui ait moins droit de la nier :
il doit reconnoître que tout penfe dans la nature , 6c
que l’homme n’eft point la plus éclairée 6c la plus
intelligente modification de l’univers : il doit donc
admettre des démons. Quand on fuppofe qu’un ef-
prit fouverainement parfait a tiré les créatures du
fein du néant, fans y être déterminé par fa nature,
mais par un choix libre de fon bon plaifir, on peut
nier qu’il y ait des anges. Si vous demandez pourquoi
un tel créateur n’a point produit d’autres efprits
que l’ame de l’homme, on vous répondra , tel
a été fon bon plaifir , fiat pro ratione voluntas : vous
ne pourrez oppofer rien de raifonnable à cette ré-
ponfe , à-moins que vous ne prouviez le fait, c’eft-
à-dire qu’il y a des anges. Mais quand on fuppofe que
le Créateur n’a point agi librement, 6c qu’il a épuifé
fans choix ni réglé toute l’étendue de fa puiffance,
6c que d’ailleurs la penfée eft l’un de fes attributs,
on eft ridicule fi l’on foutient qu’il n’y a pas des démons.
On doit croire que la penfée du Créateur s’eft
modifiée non-feulement dans le corps des hommes,
mais aufli par tout l’univers, 6c qu’outre les animaux
que nous connoiflons, il y en a une infinité que nous
ne connoiflons pas , 6c qui nous furpaffent en lumières'&
en malice, autant que nous lurpaflons , à cet
égard, les chiens 6c les boeufs. Car ce feroit la chofe
du monde la moins raifonnable que d’aller s’imaginer
que l’efprit de l’homme eft la modification la plus
parfaite qu’un Etre infini, agiffant félon toute l’éten-
1 due de fes forces, a pu,produire. Nous ne concevons
nullç liajfoii naturelle entre l’entendement & le cer-
I P I Véa'ü , c’eft: pourquoi nous devons croire q'iAinë
Créature fans cerveau eft aufli capable de penfer ■,
qu’une créature organisée comme nous le fournies.
Qu’eft-ce dont qui a pu porter Spinoja à nier ce que
l ’on dit des efprits ? Pourquoi a-t-il cru qu’il n’y a
rien dans le monde qui foit capable d’exciter dans
notre machine la vue d’un fpeétre, de faire'du bruit
dans une chambre, 6c de caufer tous les phénomènes
magiques dont les livres font mention ? Eft-ce qu’il
a cru que, pour produire ces effets, il faudroit avoir
un corps aufli maflif que celui de l’homme , 6c qu’en
ce cas-là les démons ne pourroient pas fubfifter en
l’a ir , ni entrer dans nos mailons, ni le dérober à nos
yeux ? Mais cette penfée feroit ridicule : la malle de
chair dont nous fommes compolés , ell moins une
aide qu’un obftacle à l’efprit & à la force : j’entends
la force médiate, ou la faculté d’appliquer les inltrui
mens les plus propres à la production des grands effets.
C’eft de cette faculté que naiffent les aérions lès
plus furprenantes de l’homme ; mille 6c mille exemples
le font voir. Un ingénieur, petit comme un nain,
maigre, pâle , fait plus de choies que n’en fc. oient
deux mille fauvages plus forts que Milon. Une machine
animée plus petite dix mille fois qu’une fourmi
, pourroit etre plus capable de produire de grands
effets qu’un éléphant : elle pourroit découvrir les
parties infenfibles des animaux 6c des plantes, 6c s’aller
placer fur le fiege des premiers refforts de notre
cerveau, 6c y ouvrir des valvules, dont l’effet feroit
que nous viffions des fantômes 6c entendiflions du
bruit. Si les Médecins connoiffoient les premières
fibres 6c les premières combinaifons des parties dans
les végétaux , dans les minéraux, dans les animaux,
ils connoîtroient aufli les inftrumens propres à les
déranger, 6c ils pourroient appliquer ces inftrumens
comme il feroit néceffaire pour produire de nouveaux
arrahgemens qui convertiroient les bonnes
viandes en poifon , 6c les poifons en bonnes viandes.
De tels médecins feroient fans comparaifon plus
habiles qu’Hippocrate ; 6c s’ils étoient affez petits
pour entrer dans le cerveau 6c dans les vifeeres , ils
guériroient qui ils voudraient * & ils eauferoient aufli
quand ils voudroient les plus étranges maladies qui
Je puiffent voir. Tout fe réduit à cette queftion ; eft-
il poflible qu’une modification invifible ait plus de
lumières que l’homme 6c plus de méchanceté ? Si
Spinofa prend la négative, il ignore les conféquen^
ces de fon hypothele , 6c le conduit témérairement
6c fans principes.
S’il eût raifonné conféqiiemment, il n’eût pas aufli
traité de chimérique la peur des enfers. Qu’on croie
tant qu’on voudra que cet univers n’eft point l’ouvrage
de Dieu, 6c qu’il n’eft point dirigé par une nature
fimple, fpirituelle 6c diftinéte de tous les corps ,
il faut pour le moins que l’on avoue qu’il y a certaines
chofes qui ont de l’intelligence 6c des volontés. *
6c qui font jaloufes de leur pouvoir , qui exercent
leur autorité fur les autres, qui leur commandent
ceci ou ce la , qui les châtient, qui les maltraitent,
qui fe vengent févérement. La terre.n’eft-elle pas
pleine de ces fortes de chofes ? Chaque homme ne
le fait-il pas par expérience î De s’imaginer que tous
les êtres de cette nature fefoient trouves précifément
fur la terre , qui ft’eft qu’un point en comparaifon
, c®,monde , c’eft affurément une penfée tout-à-fait
deraifonnable. La raifon, l’efprit , l’ambition , la
haine , feroient plutôt fur la terre que par-tout ailJ
*eur?* Pourquoi cela ? En pourroit-on donner une
caufe bonne ou mauvaife ? Je ne le crois pas. Nos
yeux nous portent à être perfuadés que ces efpaces
ammenfes, que nous appelions le ciel, oh il fe fait
des mouvemens fi rapides 6c fi adifs, font aufli capables
que la terre de former des hommes , 6c aufli dig-
nes que la terre d’êtr# partagés en plufieurs domina-
lomt X K ,
S P Ï 4 0 lions, tàoiis né favons pas c'é qui s’y phffe ; mais fi
nous ne confultons que la raifon , il nous faudra
croire qu il eft très-probable , ou du-moins poflible ;
qu’il s’y trouve des êtres püiffans qui étendent leur
empire •, aufli-bien que leur lumière fur notre monde;
Nous fommes peut-être une portion de leurfeigneu-
rie : ils font des lois, ils nous les révèlent par les lumières
de la confidence, 6c ils fe fâchent violemment
contre ceux qui les trangreffent. Il fuffit que cela foit
poflible pour jetterdans l’inquiétude les athées, & i!
n’y a qu’un bon moyen de ne rien craindré , c’eft dé
éroiré la mortalité de l’ame; On échapperbit par-là
à la colere de ces efprits , niais autrement ils pourroient
être plus redoutables que Dieu lui-même. En
mourant on pourroit tomber fous le pouvoir dé quelque
maître farouche,c’elt en vain qu’ilsefpéreroient
d’en être quittes pour quelques années de tourment:
Une nature bornée peut n’avoir aucune forte de per-
fe&ion morale,ne fuivre que font caprice & fapaflioh
dans les peines qu’elle inflige. Elle peut bien reffem-
bler à nos Phalaris 6c à nos Nérons, gens capables dé
laifl’er leur ennemi dans un cachot éternellement, s’ils
avoient pû pofféder une autorité éternelle. Efpérera-
t^on que les êtres malfaifans ne dureront pas toujours?
Mais combien y a t-il d’athées qui prétendent que lé
foleil n’a jamais eu de commencement, & qu’il n’aura
point de fin ?
Pour appliquer tout ceci àùri fpinofifte, fouvénoris-
nous qu’il eft obligé par fon principe à reconnoître
l’immortalité de l’ame, car il fe regarde comme lamo*
dalité d’un être effentiellemeut penfant ; fouveflons-
nous qu’il ne peut nier qu’il n’y ait des modalités qui
fe fâchent contre les autres, qui les mettent à la gêne*
à la queftion, qui font durer leurs tourmens autant
qu’elles peuvent, qui les envoient aux galères pouf
toute leur v ie , 6c qui feroient durer ce fùpplice éternellement
fi la mort n’y mettoit ordre de part 6c d’autre.
Tibere 6c Galigula * monftres affamés de carnages,
eri font des exemples illuftres. Souvenons-nous
qu’un fpinofifte fe rend ridicule, s’il n’avoue qiie tout
l’univers eft rempli de modalités ambitieufes , chagrines
, jaloufes , cruelles. Souvenons - nous enfin
que Peffence des modalités humaines ne confifte pas
à porter de groffes pièces de chair. Socrate étoit Socrate
le jour de fa conception ou peu après ; tout cé
qu’il avoit en ce tems-là peut fubfifter en foh entier
après qu’une maladie mortelle a fait ceffer la circulation
du fang 6c le mouvement du coeur dans la matière
dont il s’étoit agrandi : il eft donc après fa mort
la même modalité qu’il étoit pendant fa v ie , à ne confidérer
que l’effentiel de fa perfonne ; il n’échappa
donc point par la mort à la juftice, ou au caprice dé
fes perfécuteurs invifibles. Ils peuvent le fuivre partout
oii il ira, 6c le maltraiter fous les formes vifibles
qu’il pourra acquérir.
M. Bayle appliqué fans ceffe à faire voir l’inexac-4
titude des idées des partifansdei/wzo/â, prétend que
toutes léurs difputes fur les miracles n’eft qu’un mifé-
rable jeu de mots, & qu’ils ignorent les conféqüences
de leur fyftème, s’ils en nient la poflibilité. Pour faire
vo ir , d i t - i l , leur mailvaife foi & leurs illufions fur
cette matière , il fuffit de dire que quand ils rejettent
la poflibilité des miracles , ils allèguent cette raifon ,
c’eft que Dieu 6c la nature font le même être : de
forte que fi Dieu faifoit quelque chofe contre les
lois de la nature , il feroit quelque chofe contre lui-
même , ce qui eft impOflible. Parlez nettement &
fans équivoque, dites que les lois de la nature n’ayant
pas été faites par un légiflateur libre * 6c qui connût?
ce qii’il faifoit, mais étant l’aftion d’une caufe aveugle
6c néceffaire,rien ne peut arriver qui foit contraire'
à ces lois.- Vous alléguerez alors contre les miracles'
votre propre thefe : ce fera la pétition du principe y
mais au-moins vous parlerez rondement. Tirons-les
N n n ij