Pour peu qu*on enfonce dans cés noires ténèbres
-:oii il s’eft enveloppé, on y découvre une fuite d’a-
--fcymes où ce téméraire raifonneur s’eft précipité prefi-
que dès le premier pas, des ptopofitions évidemment
faillies,, & les autres conteftables , des principes arbitraires
fubftitués aux principes naturels & aux v érités
fenfibles, un abus des termes la plupart pris à
contre-fens, un amas d’équivoques trompeufes, une
nuée de contradictions palpables. _ $ .
De tous-ceux qui ont réfuté le fpinofifme , il n’y
a perfonne qui l’ait dévelopé aufli nettement, ni combattu
avec autant davantage que l’a fait M. Bayle.
C ’eft pourquoi je me fais un devoir de tranlcrire ici
un précis des raifonnemens.par lefquels il a ruiné de
fbnd*-en-eomble ce fyftème monftrueux. Mais avant
d’en faire fentir le ridicule, il eft bon de l’expofer.
Spinofa foutient i°. qu’une fubftance né peut produire
une autre fubftance ; i° . que rien ne peut être créé>
de rien, parce que ce feroit une contradiction ma-
nifefte que Dieu travaillât fur le-néant, qu’il tirât
l’être du non-être, la lumière des. ténèbres, la vie de
‘ la mort ; 3 °. qu’il n’y a qu’une feule fubftance, parce
qu’on ne peut appeller. fubjlance que ce qui eft étern
e l, indépendant de toute caufe fupérieüre*, que ce
qui exifte par foi-même & néceflairement. Or toutes
ces qualités n e conviennent qu’à Dieu , donc il
n’y a d’autre fubftance jdans l’univers1 que Dieu
; feul. , .
Spinofa ajoute que cette fubftance unique-, qifi
n’eft ni divifée, ni di vifible, eft douée d’une infinité
d’attributs,& entr’aùtres de l’ étendue & de la penfée.
Tous les corps qui fe trouvent -dans l’univers font
<les modifications de cette; fubftance en tant qu’étendue,
& que les amgs des hommes font des modifications
de cette fubftance en tant que .penfée. Lè
tout cependant, refte immobile, & rie perd rien dé
foneflènce pour quelques changemens légers , rapides
, momentanés. ‘ C ’eft ainfi qu’un homme ne cefle
point d’ être ce qu’ il eft en.effet,foitqu’il v eille, foit
qu’il dorme,foit qu’il fe repofe nonchalamment, foit
qu’il agiffe avec vigueur. Ecoutons ce que Bayle op-
pofe à cette doClrine.
i° . II eft impoflible que l’univers foit une fubftance
unique ; car tout ce qui eft étendu a néceffaire-
ment des parties, 6c tout ce qui a des parties eft
compofé : & comme les parties de l’étendue ne fub-
fiftent point l’une dans l’autre, il faut néceflairement
ou que l’étendue en général ne foit pas une fubftance
, ou que chaque partie de l’étendue foit une fubftance
particulière & diftin&e de toutes les autres. Or
félon Spinofa , l’étendue en général eft l’attribut d’une
fubftance : d’un autre côte, il avoue avec les autres
philofophes , que l’attribut d’une fubftance ne
diffère point réellement de cette fubftance ; d’où il
faut conclure que chaque partie de l’étendue eft une
fubftance particulière : ce qui ruine les fondemens de
tout le fyftème de cet auteur. Pour excufer cette absurdité
, Spinofa ne fauroit dire que l’étendue en général
eft diftin&e de la fubftance de D ie u , car s ’il le
-difoit, il enfeigneroit que cette fubftance eft en elle-
même non-étendue ; elle n’eût donc jamais pu acquérir
les trois dimenfions, qu’en les créant, puif-
qu’il eft vifible que l’étendue ne peut fortir ou émaner
d’un fujet non étendu, que par voie de création :
or Spinofa ne croyoit point que de rien on pût faire
rien. Il eft encore vifible qu’une fubftance non étendue
de fa nature, ne peut jamais devenir le fujet des
trois dimenfions : car comment feroit-il poflible de
les placer fur ce point mathématique ? elles fubfifte-
roient donc fans un fujet, elles feroient donc une
fubftance ; de forte que fi cet auteur adtnettoit une
diftin&ion réelle entre la fubftance de Dieu , 6c l’étendue
en général, il feroit obligé de dire que Dieu
feroit compofé de deux fubftançes diftyi&tfs l’une de
Paut-re, faVriir de fon être non-étendu, & de l’éFèn*
due : le voilà donc obligé à reconnoître que l’étendue
6c Dieu ne font que la même chofe ; & commè
d’ailleurs,.dans les principes , il n’y a qu’une fubf-,
tance dans l ’univers , il faut qu’il enfeigne que l’étendue
eft un être fimple, 6c aufli exempt de compo-
fition que 'lespoints mathématiques ; mais n’eft-çë
pas fe moquer du monde que de foutenir cela ? eft-il
plus évident que le nombre millénaire eft compofé de
mille unités , qu’il eft évident qu’un corps de cent
pouces eft compofé de cent parties réellement diftinc-
tes l’une de l'autre-, qui ont-chacune l’étendue d’un
► pouce ?
Pour fe débarraffer d’une difficulté fipreflante ,
Spinofa répond que l’étendue n’eft pas compofée de
parties, mais de modifications. Mais a-t-il bien pù
le promettre quelqu’avantage de ce changement de
mot ? qu’il évite tant qu’il voudra le nom de partie ,
qu’il fubftitue tant qu’ il voudra celui de modalité ou
modification, que lait cela à l’affaire ? les idées que
l’on attache-au mot partie, s ’effaceront-elles ? ne les
appliqUéla-t-on pas au mot modification ? les lignes
6c les cara&eres de différence fonf-ils moins réels *
ou moins évidens, quand on divife la matière en modifications,
que quand on la divife en parties ? vifions
que tout cela-: d’idée de la matière demeure toujours
celle d’ùn être compofé, celle d’un amas de plufieurs
fubftançes. Voici de quoi bien prouver cela.
Les modalités font des êtres qui ne peuvent exister
fans la fubftance qu’elles modifient, il faut donc
que la fubftance fe trouve p artout où il y a des modalités
, il faut même qu’elle fe multiplie à proportion
que les modifications incompatibles entre elles
fe multiplient. Il eft évident, nul fpinofifte ne le peut
nier , que la figure quarrée , & la figure circulaire,
font incompatibles dans le même morceau de cire ;
il faut donc néceflairement que la fubftance modifiée
par la figure quarrée ne foit pas la même fubftance
que celle qui eft modifiée par la figure ronde : autrement
la figure quarrée & la figure ronde fe trou-
veroient en même tems dans un feul 6c même fujet :
or cela eft impoflible.
i ° . S’il eft abfurde de faire Dieu étendu, parce
que c’eft lui ôter fa fimplicité, & le compofer d’un
nombre infini de parties , que dirons-nous , quand
nous fongerons que c’ eft le réduire à la condition de
la nature la plus v ile, en le faifant matériel , la matière
étant le théâtre de toutes les corruptions & de
tous les changemens ? Les fpinofiftes foutiennent
pourtant qu’elle ne fouffre nulle divifion , mais ils
foutiennent cela par la plus frivole, 6c par la plus
froide chicanerie qui puifle fe voir. Afin que la matière
fût divifée, cufent-ils, il faudroit que l’une dé
fes portions fut féparée des autres par des efpaces
vuides : ce qui n’arrive jamais ; mais c’eft très-mal
définir la divifion. Nous lommes aufli réellement fé-
parés de nos amis, lorfque l’intervalle qui nous fé-
pare eft occupé par d’autres hommes rangés de file ,
que s ’il étoit plein de terre. On renverfe donc 6c les
idées 6c le langage, quand on nous foutient que la
matière réduite en cendres & en fumée, ne fouffre
point de féparation ?
30. Nous allons voir des abfurdités encore plus
monftrueufes ; en considérant le dieu de Spinofa ,
comme le fujet de toutes les modifications de la penfée
: c’eft déjà une grande difficulté que de concilier
l’étendue & la penfee dans une feule fubftance ; & il
ne s’agit point ici d’un alliage comme celui des métaux
, ou comme celui de l’eau 6c du vin ; cela ne
demande que la juxta—pofition : mais l’alliage de la
penfée 6c de l’étendue doit être une identité. Je fuis
fûr que fi Spinofa avoit trouvé un tel embarras dans
une autre fe& e, il l’auroit jugée indigne de fon attention
; mais il ne s’en eft pas fait une affaire dans.fa
propre
propre caitfe : tant il eft vrai ceux qüi Ceriftiferit
le plus dédaigneufément les penfées des autres , font
fort indulgens envers eux-mêmes. Il fe moquoit fans
doute du myftère de. la Trinité, 6c il admiroit qu’une
infinité de gens ofaffent parler d ’une nature formée
de trois hypoftales , lu i, qui à proprement parler ,
donne à la nature divine autant de perlônnes qu’il y
a de gens fur la terre ; il^-egardoit comme des fous
ceux’quiadmettant latranfubftantiation, difent qu’un
homme peut êtretout-à-la-fois en plufieurs lieux, vivre
à Paris être mort à Rome , ùc. lui qui foutient
que la fubftance étendue, unique, 6c indivifible, eft
tout-à-la-fois par-tout , ici froide, ailleurs chaude,
ici trille , ailleurs gaie , 6'c. :
S’il y a quelque chofe de certain & d’inconteftable
dans les corinoiflances humaines , c’eft cette propofi-
tiori-ci : on ne peut affirmer véritablement d'un même Ju-
je t , aux mêmes égards , (S* en meme tems , deux termes
qui font oppofés ; pur exemple, on ne peut pas dire fans
mentir, Pierre je porte bien, Pierre effort malade. Les
fpinofiftes ruinent céîte idée, & lajuftifient de telle
forte, ou’on ne fait plus où ils pourront prendre le
cara&ei-e de la vérité : car fi de telles propofitions
étoient fauffes , il n’y en a point qu’on put garantir
pour vraies. Montrons que cet axiome eft très-faux
dans leur fyftème, 6c pofons d’abord pour maxime
inconteftable que tous les titres que l’on donne à ce
fujet, pour lignifier ou tout ce qu’il fait, ou tout ce
qu’il fouffre , conviennent proprement & phyfique-
ment à-là fubftance, & non pas à fes accidens. Quand
•nous difons le fer eft dur , le fer eft pelant, il s’enfonce
dans l’eau ; nous ne prétendons point dire que
fa dureté eft dure , que fà pefanteùr eit pefànte , Cr-c.
c e langage feroit très-impertinent ; nous voulons dire
que la lubftance étendue qui le compofé , rclifte,
ou’elle pefe , qu’elle defeerid fous l’eau. De même
quand nous difons qu’un homme nie ƒ affirme, fe facile
carefiè , loue , &c. nous failons tomber tous
ces attributs fur-la fubftance meme de fon aine , 6c
non pas fur fes penfées , entant qu’elles font des ae-
c i tiens où des modifications. S’il étoit donc v ra i,
tomme le prétend Spinofa., que les 'hommes fufiènt
des modalités de Dieu, on parleroit fauflèment quand
on diroit, Pierre nie ce c i, il veut ce c i, il veut cela,
il affirme une telle chofe : car réellement, lèlonce
fyftème , c’eft D ieu qui nie , qui v eu t, qui affirme ,
& par conféquent toutes les dénominations qui militent
de toutes les penfées des hommes, tombent proprement
6c physiquement fur la fubftance de Dieu :
d’cii il s’enfuit que Dieu hait & aime, nie 6c affirme
les mêmes choies , en même tems, 6c félon toutes
les conditions requifes, pour faire que la réglé que
nous avons rapportée touchant les termes oppofés ,
foit faufiè : caron ne faurôk nier que félon toutes ces
conditions prifes en toute rigueur,'certains hommes
n’aiment 6c n’affirment, ce que d’autres hommes haïf-
fent 6c nient. Paflons plus avant les termes eontra-
diftoires vouloir, 6c ne vouloir pas , conviennent,
félon toutes ces conditions , en même tems , à diffé-
rens hommes; il faut donc que‘dans-le fyftème de
Spinofa:, ils conviennent à cette fubftance unique &
indivifible qu’on horiime Dieu. C ’eft donc Dieu
qui forme en même teins l’ade de vouloir, &q-ui
ne le forme pas à l’égard d’un même objet. On
vérifié donc de lui deux termes côntradi&oires, ce
qui eft le renverfèment des, premiers principes de la
metaphyfiqùe ; un cercle quatré ri’eft pas plus une
contradidion , qu’une fubftance qui aime K hait en
même tems le même objet : voilà ce que c’eft que la
faufiè délïcateffe. -Notre homme ne pouvoit fouffrir
les moindres bbfcurités , ni du péripatétifme , ni du
judaïfriie , ni dii 'chriftianifme , 6c il embraflbit de
tout fort coeur une hypqfhèfe qui allie enfemble deux
ter-més aufli oppofés que la figure quarrée 6c la cir-
Tome X K .
cuîaire , 6t qui fait qu’une infinité d’attributs elifcor-
dans 6c incompatibles , 6c toute la variété 6c l’antipathie
des peniëes du genre humain fe certifienttout-
a-la-fois , d’une feule 6c même fubftance trcs-fimplè
6c indivifible. On dit ordinairement, quot capita tôt
fenjits ; mais- félon Spinofa , tous les fentiméns de
tous les hommes font dans une feule-tête. Rapporter
fimplement de telles choies , c’eft les réfuter.
40. Mais fi c’ eft phyfiquement parlant, une âb-
furdité prodigieufe, qu’un fujet fimple & unique foit
modifié en même-tems par les penfées de fous les
hommes, c’eft une abominatiôn exécrable quand on
confidere ceci du .côté de la morale.
^Quoi donc ! l’être* infini, l’être néceflaire , fou*
verainement parfait, ne fera point ferme, confiant,
6c immuable ? que dis-je , immuable ? il ne fera pas
un moment le même ; fes penfées le fuccéderont les
unes aux autres, fans fin 6c fans celfe ; la même bi-
gar.rure'de palfions 6c de fentimens ne fe verra pas
deux fois : celà eft dur à digérer. Voici bien pis:
cette mobilité continuelle gardera beaucoup d’uniformités
en ce fens, que toujours pour une bonne
penfée , l’être infini en aura mille de fortes , d’extravagantes
, d’impures, d’abominables; il produira en
lui-même toutes les folies, toutes les rêveries , toutes
les faletés, toutes les iniquités du genre humain ;
il en fera non-leulement la caufe efficiente , mais aul-
fi le fujet paflif ; il fe joindra avec elles par l’union
la plus intime qued’on puiffe concevoir : car c’eft une
union pénétrable, ou plutôt c’eft une vraie identité,
puilque le mode n’eft point di-ftinct réellement de la
fubftance modifiée. Plufieurs grands philofophes
ne pouvant comprendre qu’il foit compatible avec
l’être fouVerainement bon, de fouffrir que l’homme
foit fi méchant 6c fi malheureux, ont fuppofé deux
principes, l’un bon, 6c l’autre mauvais : & voici un
philofophe qui trouve 'bon que Dieu foit bien lui-
même 6c d’agent 6c le patient de tous les crimes, 6c
de toutes lés miferes de,l’homme. Que les hommes
fe haïflènt les uns les autres , qu’ils s’entr’aflafirnenf
au coin d’un bois, qu’ils s’ailemblent en corpsft’kr*
mée‘ polir s’entre tuer, que les ■ vain qu eu fs mangent
quélquêfo-is les vaincus: cela fè comprend, parcë
qu’ils font diftinâs les uns des autres; mais que les
hommes, n’étant que la modification du même êtrè ,
n’y ayant par conféquent que Dieu qui agiffe , 6c lé
même Dieu en nombre , qui fe modifie en tu r c éii
fe modifiant en hongrois , il -ÿ ait des guerres & des
batailles; c’eft-ce qui furpaflè tous les monftrés 6c
tous les dér.eglemens chimériques des plus folles tê*
tes qu’on ait jamais enfermées dans les pétites-mai-
fbns. Ainfi dans le fyftème de Spinofa, tous ceux qui
difent , les Allemands ont tué dix mille Turcs, parlent
mal &favifiera ent, à moins qu’ils n’entendent, Dieu
modifié en Allemand, a tué- Dieu modifié en dix rnilU
Turcs'-; 6c ainfi-toutes les phrafes par lefquell'ês ori
exprime ce que font les hommes les uns Contre les
autres , n’ont point d’autre fetis véritable que- celui-
ci , Dieu fe hait lui-même , il fe demande des grâces à
lui-même , &Jè les refufe, il fe perjécute , il fe tue, il
fe mange , il fe calomnie, il s’envoie fur’ Téchafaut.
Cela feroit moins inconcevable, fi Spinofa s’étoit re-
préfenté Dieu comme un affemblage de plufieurs par*
ries diftmetes ; mais il l’a réduit à la plus parfaite fimplicité,
à l’unité de fubftance , à i’indivifibiliré. Il
débite donc lès plus inffimes & les plus furieufes extravagances
, 6c infiniment plus ridicules que celles ’
des poètes touchant les dieux du paganifme.
: f b. Encore deux objeftions. Il y a eu des philo- '
fophes aflèz impies pour nier qu’il y eût un D ieu ,
mais ils n’ont point poufle leur extravagance jiriqu’à
dire , que s’il exiftoit, il ne feroit point une nature
parfaitement heureufe. Les plus grands'Sceptiques
de l’antiquité ont dit que tous les hommes ont une
N n n