Les paffions font des affeûions fortes qui impriment
des traces fi profondes dans le cerveau , que
-toute l’économie en eft bouleverfée , 6c ne connoit
plus les lois de la raifon. C ’eft un état violent qui
nous entraîne vers fon objet. Les paffions fuppofent
i °. la repréfentation de la chofe qui eft hors de nous :
2.0. l’idée qui en réfulte 6c qui l’accompagne , fait,
naître l’affeâion de l’ame: 30. le mouvement des ef-
prits ou leur fufpenfion en marque les effets. Le fiege
des affeftions de l’ame eft dans lefenforium commune.
Un fommeil profond fans rêves doit donc affoupir,
comme il arrive, toute paffion. Un homme en apoplexie
ou en léthargie n’a ni joie ni trifteffe , ni
amour ni haine. Après avoir paffé deux jours dans cet
état, il reffufeite, & n’a pas fenti la peine de mourir»
Les médecins entendent un peu l’effet des paffions
fur les liquides 6c les folides du corps humain. Ils expliquent
affez bien leur méchanifme fur la machine
par l’accélération ou le retardement dans le mouvement
du fuc nerveux qui agit enfuite fur le fang ,
enforte que le cours du fang réglé par celui des efprits
s’augmente 6c fe retarde avec lui. Que n’ont-ils
le fecret du remede !
Chaque paffion a fon langage. Dans la colere, cette
courte fureur, fuivant la définition d’Horace , tous
les niouvemens augmentent, celui de la circulation
du fang, du pouls, de la refpiration ; le corps devient
chaud, rouge, tremblant, tenté tout-à-coup
de dépofer quelque fécrétion qui l’irrite. De-là ces
inflammations , ces hémorrhagies , ces plaies Couvertes
, ces diarrhées, cesictères, dont parlent les
obfer varions.
Dans la terreur, cette paffion, qui en ébranlant
toute la machine , la met quelquefois en garde pour
fa propre défenfe, 6c quelquefois hors d’état d’y
pourvoir, naiflènt la palpitation, la pâleur, le froid
fubit, le tremblement, la paralyfie , l’épilepfie, le
changement de couleur des cheveux, la mort fubite.
Dans la peur, diminutif de la terreur, la tranfpira-
tion diminuée difpofe le corps à recevoir les miaf-
mes contagieux, produit la pâleur , le relâchement
des fphinfters 6c les excrétions.
Dans le chagrin, tous les mouvemens vitaux &
animaux font retardés , les humeurs croupiffent, 6c
produifent des obftruérions , la mélancolie, la jau-
niffe, 6c autres femblables maladies. D e grands chagrins
n’ont que trop fouvent caufé la mort.
En rapportant tous ces effets à leurs caufes , on
trouvera que dans les paffions dont on vient de parler
, 6c dans toutes les autres , dont le détail nousme-
neroit trop loin, les nerfs doivent néceffairement
agir fur le fang, & produire du dérangement dans l’économie
animale. Les nerfs qui tiennent les arteres
comme dans des filets, excitent dans la colere & la
jo ie , la circulation du fang artériel, en animant le
reffort des arteres ; le fluide nerveux coule auffi plus
promptement ; toutes les fibres ont plus de tenfion ;
la viteffe du pouls 6c de la refpiration croiffent; la
rougeur, l’augmentation de chaleur 6c de force en
réfultent. Les parties extérieures fe refferrent dans
laterreur; de forte que les vaiffeaux comprimés font
refluer le fang vers l’intérieur , 6c dans les grands
vaiffeaux du coeur 6c du poumon; d’où naiflènt la
palpitation, la pâleur, le froid des extrémités, &c.
La trifteffe fufpend le cours des efprits, refferre 6c
comprime les filets nerveux. Or où ne trouve-t-on
pas de ces filets ? Fideles compagnons de la carotide
interne, de l’artere temporale, de la grande ménin-
gienne , delà vertébrale, delà fouclaviere, des brachiales
, de la céliaque, de la méfentérique, des arteres
qui fortent du baffin, ils font partout capables
d’être léfés, 6c fuivant leur léfxon, de produire dif-
férens maux.
La pudeur, cette honte honnête, qui répand fur
le vifage le rouge qu’on a nommé \zvermillon de ta.
vertu , eft une efpece de petite crainte qui refferre la
veine temporale, là où elle eft environnée des rar
meaux de la portion dure l 6c par leur aérion, elle
retient, fixe 6c arrête le fang au vifage. Il eft donc
vrai que les médecins éclairés de la connoiffance du
corps humain peuvent fe former une théorie des paffions
par leurs effets.
L’attention eft l’impreffion des objets qui frappent
le fenforium commune, au moyen des efprits animaux
qui s’y portent en abondance. L’attention s’explique
parle même méchanifme que les paffions; fon effet
eft de produire une idée diftinâe, vive 6c durable.
Quand les fibres du cerveau extrêmement tendues
( comme on s’imaginoitles voir au-travers de laphi-
fionomie du p. Malebranche, lorfqu’il écoutoit ) , ont
mis une barrière qui ôte tout commerce entre l’objet
choifi 6c les idées indiferetes qui s’empreffent à
le troubler ; il en réfute la plus claire, la plus lumi-
neufe perception qui foit poffible : c’eft en ce fens
que l’attention eft la mere des fciences, 6c le meilleur
moyen pour les acquérir.
Nous ne penfons qu’à une feule chofe à la fois dans
le même teins ; enfuite une autre idée fuccede à la
première avec une viteffe prodigieufe, quoique différente
, en diverfes perfonnes oc fujets. La nouvelle
idée qui fe préfente à l’ame, en eft apperçue, fi elle
fuccede, lorfque la première a difparu. D’où vient
donc la promptitude de ceux qui réfolvent fi vite les
problèmes les plus compofés ? De la facilité avec laquelle
leur mémoire retient comme vraie la propofi-
tion la plus proche de celle qui expofe le problème;
ainfi tandis \qu’ils penfent à la onzième propofition ,
par exemple , ils ne s’inquiètent plus de la vérité de
la dixième ; 6c ils regardent comme un axiome les
chofes précédentes démontrées auparavant, 6c dont
ils ont un recueil clair dans la tête.
C ’eft ainfi qu’un habile médecin voit d’un coup
d’oe il, les fymptomes, les caufes de la maladie, les
remedes 6c le pronoftic. C’eft par cette vigueur des
organes du cerveau, qu’Archimede ayant découvert
tout-à-coup dans le bain que la couronne d’or du foi
Hiéron n’étoit pas entièrement compofée de ce métal
, s’écria de joie : je l ’ai trouvé. Heureux'ceux qui
ont reçu de la nature cette prompte facilité de combiner
une foule d’idées 6c de propofitions, qu’un cerveau
borné ne pourroit concevoir qu’avec le tems,
avec beaucoup de peine , 6c feulement l’une après
l’autre! Faut-il qu’entre deux êtres femblables,Newton
& fon fecrétaire, l’un ne foit qu’un homme du
commun, & l’autre paroiffe d’une organifation pref-
que angélique ? L’éducation, feule fait-elle les frais
d’une diverfité fi frappante? Non fans doute !
L’attention profonde 6c trop fuivie détruit la force
des fibres, caufe des maux de tête par le refferrement
des membranes du cerveau , un defféchement dans
le fang 6c les efprits, & finalement une imagination
dépravée. Voyons donc ce que c’eft que l’imagination.
. L’imagination eft la repréfentation d’un objet ab-
fent par des images tracées dans le cerveau. C ’eft
une perception née d’une idée que des caufes internes
ont produites, femblables à quelques-unes de
.celles que les caufes externes ont coutume de faire
naître. Haller raconte qu’ayant la fievre, il v o y o it ,
les yeux fermés, de terribles incendies, 6c le monde
tomber en ruine ; il dit qu’il n’étoit pas la dupe
de ces fortes d’illufions , qu’il diffipoit d’ailleurs en
ouvrant les yeux, 6c que les fens externes lui décou-
vroient l’erreur de fes fens internes. Son imagination
étoit alors échauffée par des phantômes, c’eft-à-di-
r e , que les nerfs agités dans leur origine augmentaient
la force de la circulation du fang dans le cerveau.
Pafchal épuifé d’étude & de méditation,voyoit
toujours,
toujours,' étant àu l i t , un précipice de fèu dont il
.falloit le garantir par quelque rempart. C’étoit-là
une forte de vertige de l’efpece de celui de Haller
ayant la fievre. Le fang agité , épanché , ou prêt à
l’être, donne lieu à de tels fpefîres. Galien , jeune
encore, fe fit un grand honneur à Rome, pour avoir
prédit dans une pareille circoriftance, une hémorrhagie
falutaire.
Quand l’ame ne peut fe détromper par les fens externes,
de. la non-exiftenee des phantômes que les
fens internes lui préfentent, comme étoit celui qui
croyoit avoir un nez de verre ; ceux qui fe perfua-
dent être obligés de fiiivre tel régiment, dans l’idée
qu’ils y ont été engagés, 6c autres chimères : c’eft
dans ce cas une efpece d e1 manie , mal qui demande
des remedes, & q u iy cede quelquefois. Quiconque
jettera les yeux fur les triftes effets du dérangement
de l’imagination, comprendra combien elle eft corporelle
, 6c combien eft étroite la liaifon qu’il y a
entre les mouvemens vitaux 6c les mouvemens animaux.
La mémoire, qui eft le fouvenir des chofes qui
ont fait des traces dans le cerveau, eft un quatrième
fens interne, fi dépendant des organes du corps, qu’elle
fe fortifie , 6c s’affoiblit, félon les changement
qui arrivent à la machine. Ni la converfation , ni la
connoiffance des chofes, ni le fentiment interne de
notre prbpre exiftence ne peuvent réfider en nous
fans la mémoire» %' epfer parle d’un malade qui avoit
perdu les idées des chofes ; il prenoit le manche pour
le creux de la cueiilere; il en a vu un autre qui ne
pouvoir jamais finir fa phrafe, parce qu’il perdoit
d’abord la mémoire du commencement de fon idée.
Il donne l’hiftoire d’un troifieme, qui voyant les
lettres, ne pouvoit plus les épeler
Un homme qui perdroit toute mémoire, ne feroit
pas même un être penfant ; car peut on penfer fans
elle ■? Cela ne répugne point aux phénomènes des
maladies dans lefquelles nous voyons lés malades
faire plufieurs aérions, dont ils n’orit aucune rériiiriif-
cence, lorfqu’ils font rétablis ; or ces aérions que
Ï’ame fait fans connoiffance, fans jugement, doivent
être rangées parmi les mouvemens automatiques qui
fe trouvent partout pour conferverla machine. NT.
Jean le Clerc fi connu dans la république déslettfes,
& frere de M. Daniel le Clerc non moins célébré par
fon hijloire de la Médecine , a écrit que la fievrè fùffi-
foit pour boulverfer toutes les traces des images dans
le cerveau, 6c caufer un oubli univerfel ; il a été lui-
même un trifte exemple de cette vérité ; après une
petite fievre de deux ou trois jours, il tomba dans
l ’oubli total de tout ce qu’il avoir jamais fait 6c fu ;
.l’enfance 6c l’imbécillité fuccéderent ; le favant ne
fu t plus qu’un objet de pitié !
Thucidide raconte que dans la pefte d’Afrique ,
plufieurs perfonnes perdirent entièrement la mémoire.
Mais tous les jours la perte de cette faculté n’eft-
elle pas dépendante du fommeil, du v in, de l’apoplexie,
de la chaleur exceffive ? Et puis, elle 'fe fé?
tablit avec le tems par des remedes convenables.' Enfin
l’hydrocéphale, la molleffe agueufe du cerveau i
joutes dégénérations de cette partie, une chiite, üri
ulcéré trop tôt ferme , cés caufes & plufieurs autres,
font perdre la mémoire, fuivant' l’obfervation de
tous les auteurs. Cependant -puifqü’ellé revient auffi
méchaniquement qu’elle fe diffipé, elle appàrtiérit
donc au eprps., elle eft donc prefque corporéllè.
Mais alors, que lie place infiniment petite, tient la
mémoire dans le fenforium commune} Cette exilité
infinie effrayera l’imagination dé ceux qui calculeront
les millions de mots., de faits, dé dates, de chofes
differentes , .exiftantes dans le cerveau de ces hommes
dont parle Raillèt, fi fameux par leur mémoire
, 6c qui fembloient ne rien oublier. Tarit de chofes fonte XK^
féfidoient donc dans la irioële du cerveau de ces
gens-là, & n e l’occupoient pas même toute entière?
Que cette faculté éft immerifê, 6c que fon domicile
eft réellement borné !
Qri fait bien des queftioris înfolubtes für lès fens
internes ; eri voici quelques-unes qu’il femblé qu’on
peut réfoudre.
Pourquoi les lignés corporels qu i n’ont rien que
d’arbitraire , afferient-ils, changent-ils fi fort les
idées ? Il falloit à l’homme un grând nombre de termes
pour exprimer la foule de fes idées ; Ces termes
qui font arbitraires, deviennent tellement familiers
par l’habitude où l’on eft de les prononcer, qu’on ne
fe fouvient pas davantage le plus fouvent des idées
mêmes des chofes, que des termes qui font des câra-
éleres expreffifs 4é ces idées ; 6c les mots 6c ces idées
fon^ fi intimement liés enfemble, que l’idée né revient
point fans fon expreffiori, ni le mot fâris l’idée;
D ’ailleurs, en penfant nous fommes moiris occupés
des mots que des chofes, parce qu’il en coûté à l’imagination
pour trouver dés idées complexes, ait
lieu que les mots Amples 6c faciles, fe préfentent
d’eux-mêmes.
D ’Ôù vient que l’attention, l’imagination fiifpen-
dent l’aftion des fens externes 6c les moUveméns du
corps? Parce qu’alors rien ne diftrayant les fens externes
, l’imagination en éft plus vive 6C la mémoire
plus heüreiife. Ceux qui font devenus aveuglés, font
fort propres à combiner à la fois un grand nombre
d’idées.
Pourquoi eft-on fi fôible loffqu’on a trop long-'
tems., où fortement exercé 1 es fens internes ? Parce
qu’il 's’ëft fait une très-grande Confommation des efprits
du cerveau; & par la même raifon, -toutes lés
parties dü corps humain trop long-teuis tendîtes, fe
fatiguent.
Pourquoi les 'alimens, les boiffons , les rhédica-
mens, les poifons, les paffions, le repos, le mouve-
vemerit, l’air, le chaud, le froid, l’habitude, pourquoi,
dis-jé, toutes ces chofes ont-elles tarit de pouvoir
furtous les fens} Parce qü’ils dépendent du bon
état, ou du mauvais état des organes du corps. Tout
le juftifié, l’éduCatiôn, les moeurs, les lois, les climats,
les .breuvages, les maladies, les aveux de foi-
bleffes, 6c de paffions qu’on fait aux médecins 6c aux
confefl'eu-rs ', les remedes, les poiforis, &c. Tout indique
l’empire de ce corps terreftre ; tout corifirmé
rèfclavage, Tôbfcurciffement de cette ame qui de-
vroit lui commander.
Efl-çe là ce rayon de l'ejfence fupréme
Que l ’on nous peint jî, lumineux ?
Efl-ce là çet efprit furvivant à lui-même ?
Hélas! ori né reéonoît plus fa fpiritüalifé au milieu
du tumulte des appétits corporels, du feu des paffions,
dit dérangement dé l’économie animale. Qucî
flambeaïi pour nous conduire, que celiii qui s’éteint
à chaque pas ! (Le chevalier d e J a u co u r t .')
Sen3 (L t bo n) , G o û t ( le b o n ) , (.Belles-Lètî
très.) le.bon fens 6c le bon goût, ne font qu’une même
choie, à les Confidérer du côté de la faculté; Le bon
fens eft uhe Certaine droiture d’âme qui voit le vrai,
le jufté 6c s’y attache ; le bon goût eft cette même
droiture , par laquelle l’ame voit le bon 6c l’approu-
Ve. La différèricè de ces deux chofes ne fe tient que
du côté des objets. On reftraint ordinairement le bon
fens aux Chofes plus fenfibles, 6c le bon goût à des objets
plus fins 6c plus relevés. Ainfi le bon goût, pris
dans cette idée, n’eft autre chofe que le bon fensy
raffiné & exercé fur des objets délicats & relevés,;
6c le bon fens n’ eft que le bon gotît, reftraint aux o t*
jets plus fenfibles 6C plus matériels. Le vrai eft l'objet
du goût, auffi-bien que lé bon ; & 1 efprit a fon
goût, auffi-bien que le coeur. (D . J .)