Tel eft le contrat formel ou tacite pafïe entre tous
les hommes , les-uns font aw-deffus, les autres au-
deffous pour la différence des conditions ; pour rendre
leur fociété aufli heur eu fe qu’elle le puiffe être ;
fx tous étoient rois, tous voudroient commander, Si
niil n’obéiroit; fi tous étoient fujets, tous devroient
obéir, & aucun ne le voudroit faire plus qu’un autre
; ce qui rempliroit la fociété de confufion, de trouble
, de difienfion ; au lieu de l’ordre Si de l’arrangement
qui en fait le fecours, la tranquillité, Si la douceur.
Le fupérieur eft donc redevable aux inférieurs,
comme ceux-ci lui font redevables ; l’un doit procurer
le bonheur commun par voie d’autorité , Si les
autres par voie de foumiffion ; l’autorité n’eft légitime
, qu’autant qu’elle contribue à la fin pour laquelle
a été inflituée l’autorité même ; Tillage arbitraire
qu’on enferoit, feroit la définition de l’humanité
Si de la Jocièté.
Nous devons travailler tous pour le bonheur de la
fociétè à nous rendre maîtres de nous-mêmes ; le bonheur
de la fociété fe réduit à ne point nous fatisfaire
aux dépens de la fatisfaélion des autres : or les inclinations
, les defirs, Si les goûts des hommes, fe trouvent
continuellement oppofés les uns aux autres. Si
nous comptons de vouloir fuivre les nôtres en tout,
outre qu’il nous fera impoffible d’y réuffir, il efl encore
plus impoffible que par-là nous ne mécontentions
les autres, Si que tôt ou tard le contre-coup
ne retombe fur nous; ne pouvant les faire tous paffer
à nos goûts particuliers, 8 faut néceffairenïent nous
monter au goût qui régné le plus univerfellement,
qui eft la raifon. C’eft donc celui qu’il nous faut fuivre
en tout ; Si comme nos inclinations & nos paffions
s’y trouvent fou-vent contraires, il faut par né-
ceffité les contrarier. C ’eft à quoi nous devons travailler
fans cefle, pour nous en faire une falutaire
Si douce habitude. Elle eft la bafe de toute vertu,
Si même le premier principe de tout favoir vivre
Mon le mot d’un homme d’efprit de notre tems, qui
failoit conlifter la feience du monde à favoir fe contraindre
fans contraindre perfonm. Bien qu’il fe trouve
des inclinations naturelles , incomparablement plus
conformes que d’autres, à la réglé commune de la
raifon ; cependant il n’eft perfonne qui n’ait à faire
effort de ce côté-là, Si à gagner fur foi ; ne fut-ee
que par une forte de liaifon, qu’ont avec certains défauts
les plus heureux tempéramens.
Enfin, les hommes fe prennent par le coeur Si par
les bienfaits, & rien n’eft plus convenable à l’hiüïia-
manité , ni plus utile à la fociété, que la compaffion ,
la douceur, la bénéfieence, la générofité. Ce qui
fait dire à Cicéron , « que comme il n’y a rien de
» plus vrai que ce beau mot de Platon , que nous ne
» lommespas nés feulement pour nous-mêmes, mais
» auffi pour notre patrie & pour nos amis ; Si que
» comme difent les Stoïciens, fi les productions de
» la terre font pour les hommes , les hommes eux-
» mêmes font nés les uns pour les autres, c’eft-à-
» dire, pour s’entre-aider Si fe faire du bien mutuel-
>* lement; nous devons tous entrer dans les deffeins
» de la nature, & fuivre notre deftination en con-
» tribuant chacun du fien pour l’utilité commune par
» un comerce réciproque & perpétuel de fervices &
» de bons offices, n’étant pas moins emprelfés à don-
» ner qu’à recevoir, Si employant non-feulement
» nos foins Si notre induftrie, mais nos biens mê-
» mes à ferrer de plus en plus les noeuds de la fo-
» ciété humaine ». Puis donc que tous les fentimens
de juftice Si de bonté font les feuls Si vrais liens qui
attachent les hommes les uns aux autres, Si qui peuvent
rendre la fociété ftable, tranquille, Si floriflànte,
il faut regarder ces vertus comme autant de devoirs
que Dieu nous impofe, par la raifon que tout ce qui
eft néceffaire à fon but, Si par cela meme conforme
à fa volonté.
Quelque plaufibles que puiffent être les maximes
de la morale, Si quelque utilité qu’elles puiffent
avoir pour la douceur de la fociété humaine, elles
n’auront rien de fixe Si qui nous attache inébranlablement
fans la religion. Quoique la feule raifon
nous rende palpables en général les principes des
moeurs qui contribuent à la douceur & à la paix que
nous devons goûter Si faire goûter aux autres dans
la fociété ; il ey: vrai pourtant qu’elle ne fuflit pas en
certaines occafions , pour nous convaincre que notre
avantage eft toujours joint avec celui de la fociété:
il faut quelquefois ( Si cela eft néceffaire pour le
bonheur de la fociété) nous priver d’un bien préfënt,
ou même effuyer un mal certain, pour ménager un
bien à venir, Si prévenir un mal qiioiqu’incertain.
O r , comment faire goûter à un efprit qui n’eft capable
que des chofes fenfuelles ou actuellement fenfi-
bles, le pax-ti de quitter un bien préfent & déterminé
,• pour un bien à venir Si indéterminé ; un
bien qui dans le moment même le touche vivement
du côté de la cupidité , pour un bien qui
ne le touche que foiblement du côté de fa raifon *
fera-t-il arrêté par les reproches de la confcience ,
quand la religion ne les fufcite pas ? paria-crainte de
la punition, quand la force Si l’autorité l’en mettent
à couvert ? par le lentiment de la honte & de la eon-
fufion, quand il fait dérober fon crime à la connoif-
fance d’autrui ? par les réglés de l’humanité, quand
il eft déterminé à traiter les autres fans ménagement,
pour fe fatisfaire lui-même? par tes principes delà
prudence, quand la fantaifie ou rhumeur lui tiennent
lieu de tous les motifs ? par le jugement des per-
Tonnes judicieufes & fenfées, quand la préfomption
lui fait préférer fon jugement à celui du refte des
hommes ? Il eft peu d’efprits d’un caraéfere fi outré f
mais il peut s’en trouver : il s’en trouve quelquefois,-
?<. il doit même s’en trou ver un grand nombre, fi l’on
foule aux piés les principes de la religion naturelle.
En effet, que les principes Si les traités de morale
foient mille fois plus fenfés encore Si plus dé-
monftratifs qu’ils ne font, qui eft-ce qui obligera des
efprits libertins de s’y rendre, fi le refte du genre
humain en adopte les maximes ? en feront-ils moins
difpofés à les rejetter malgré le genre humain, Si à
les foumettre au tribunal de leurs bifarreries & de
leur orgueil ? II paroît donc que fans la religion il
eft point de frein affez ferme qu’on puiffe donner
ni aux faillies de l’imagination, ni à la préfomption
de l’efprit, ni à la fource des paffions, ni à la corruption
du coeur, ni aux artifices de l’hypocrifie.;
D'un côté vérité, juftice, fageffe, puiffance d’un
Dieu vengeur des crimes, Si rémunérateur des actions
juftes, font des idées qui tiennent fi naturellement
& fi néeeffairement les unes aux autres, que
les unes ne peuvent fubfifter, là où les autres font détruites.
Ceci prouve évidemment combien eft néceffaire
l ’union de la religion & de la morale, pour
affermir le bonheur de la fociété.
Mais, i ° . pour mettre cette vérité dans toute fon
évidence, il faut obferver que les vices des particuliers
quels qu’ils foient, nuifent au bonheur de lafo ciété
J on nous accorde déjà, que certains vices, tels
que la calomnie, linjuftice , la violence, nuifent à
la fociété. Je vais plus lo in , Si je foutiens que les
vices mêmes qu’on regarde ordinairement comme
ne faifant tort qu’à celui qui en eft atteint, font pernicieux
à la fociété. On entend dire affez communément
, par exemple, qu’un homme qui s’enivre ne
fait tort qu’à lui-même; mais pour peu qu’on y faffe
d’attention, on s’appereevra que rien n’eft moins
jufte que cette penfée. Il ne faut qu’écouter pour
cela les perfonnes obligées de vivre dans une même
famille avec un homme fujet à l’excès du vin. Ce que
nous fouhaitons le plus dans ceux avec qui nous vivons,
c’eft' de trouver en eux de la raifon ; elle né
leur manque jamais à notre égard, ^[ue nous n’ayons
droit de nous en plaipdrë. Quelque oppofés que
puiffent être les autres vices à la raifon, ils en Iaifient
du - moins certaine lueur., certain iffage , certaine
réglé ; l’ivreffe ôte toute lueur de la raifon ; elle
éteint abfolument cette particule, cette étincelle
de la divinité qui nous diftingue des bêtes : elle
détruit pat-là toute la fatisfaûion & la douceur, que
chacun doit mettre S i recevoir dans la fociétéhumab
ne. On a beau comparer la privation de la raifon par
l’ivreffe avec la privation de la raifon par le forma cil,
la comparaifon ne fera jamais férieufe; l’une eft pref-
fiînte par le befoin de réparer les efprits qui s’épui-
fent fans ceffe, S i qui fervent à l’exercice même de
la raifon.; au lieu que l’autre fïipprime tout-d’un-
coup cet exercice , S i à la longue en détruit'', pour
axnfi d ire, les reffoi'ts. Auffi l’auteur de la nature, en
nous affujettiffant au fommeil, en a-t-il ôté les in-
convéniens, S i la monftrueufe indécence qui fe trouve
dans l’ivreffe. Bien que celui-ci femble quelquefois
avoir un air de gaieté, le plaifir qu’elle peut donner
eft toujours un plaifir de fou qui n’ôte point
l’horreur fecrette que nous concevons contre tout
ce qui détruit la raifon, laquelle feule contribue ài
rendre conftamment heureux ceux avec qui nous
vivons.
Le vice de l’incontinence qui paroît moins oppofé
au.bonheur de la fociété, l ’elt peut-être encore davantage.
On conviendra d’abord que quand elle bleffe
les droits du mariage, elle fait au coeur de l’outragé
la plaie la plus profonde : les lois romaines qui fervent
comme de principes aux autres lois , fuppofent
qu’en ce moment il n’eft pas en état de fe pofféder ;
de manière qu’elles iemblent exeufer en^lui letranf-
port par lequel il oteroit la vie à i’auteur de Ion çu^
ti'age. Ainfi le meurtre, qui eft le plus oppofé de l’humanité
, femble par-là être mis en parallèle avec l’a-
dultere. Les plus tragiques événemens de l’hiftoire,
S i les figures les plus pathétiques qu’ait inventé la fable
, ne nous montrent rien de plus affreux que les
effets-de l’incontinence dans le crime de l’adultere ;
ce vice n’a guere de moins funeftes effets, quand il
le rencontre entre des perlonnes libres ; la jaloufie
y produit fréquemment les mêmes fureurs. Un hom-
me d’ailleurs livré à cette paffi’on., n’efi: plus à lui-
mehie; il tombe dans une forte d’humeur morne Sc
brute qui le dégoûte de fes devoirs; l’amitié , la charité
, la parenté, la république, n’ont point de voix
quiiè falle entendre , quand leurs droits fe trouvent
en compromis avec, les attraits de la volupté. Ceux
qui en font atteints, & qui fe flattent de n’avoir jamais
oublié ce qu’ils dévoient à leur état, jugent de leur
conduite par ce qu’ils en connoiffent ; mais toute
paffion nous aveugle; S i de toutes les paffions, il
n en eft point qui aveugle davantage. C ’eft le caractère
le plus marqué que la vérité & la fable attribuent
de concert à l’amour ; ce feroit une eipece de miracle
, qu’un homme fujet aux defordres de l’incontinence;,
qui donnât à fa famille, à fes amis, à les citoyens
, la fatisfaclion S i la douceur que demande-
roient les droits du fang, de la patrie, S i de l’amitié ;
enfin , la nonchalance.,1 le dégoût, la molleffe, font
les moindres S i les plus ordinaires inconvéniens de
ce vice. Le lavoir vivre qui eft la plus douce Si la
plus familière dés vertus de la vie civile, ne fe trouve
communément dans la pratique que par l’ufage de fe
contraindre fans contraindre Les autres. Combien fàut-
n davantage fe contraindre S i gagner fur foi, pour
remplir les devoirs les plus importans qu’exigent la
droiture, 1 équité, .la charité, cui font la baie S i le
rondement de toute fociété ?O r , de quelle contrainte
elt capable un homme amolli & efféminé ? Ce n’eft
pas que maigre ce v ice, il Ae refte. eneore de bonnes
qùalites ; mais il eft certain que par-lâ elles font-extraordinairement
affoiblies ; il eft donc confiant que
Xafoctcié fe reffent toujours de la maligne influencé
des delordres quiparoiffent d’abord ne lui donner
aucune atteinte. O r , puifque la religion ëft un frein
neceflaire pour les arrêter, il s’enfuit évidemment
qu elle doit s’unir à la morale, pour affurer le bonheur
de la fociété.
1 . Il eft certain que les devoirs qui nous règlent
par rapport à nous-mêmes, n’aident pas peu à nous
regler auffi par rapport aux autres hommes. 11 eft encore
certain que ces deux fortes de devoirs fe renfort
cent beaucoup de notre exa&itude à remplir nos de-
voirs envers Dieu. La crainte, de Dieir jointe à un
parfait dévouement pour fa volonté, eft un motif
très-efficace pour engager les hommes à s’acquitter
de ce qui les concerne dire&ement eux-mêmes, Si à'
faire pour la fociété tout ce qu’ordonne la loi natu-
Otez une fois la religion , vous ébranlez tout
ledifice des vertus morales ; il ne repofe fuf rien.
Concilions que les trois principes de nos devoirs font
trois difterens refforts qui donnent au fyftèine de l’humanité
le mouvement & l’ariion, Si qu’ils agiffent
tous à-la-fois pour l’exécution des vûes du Créateur.
3 ha fociété, toute armée qu’elle eft des lois, n’a
de force que pour empêcher les honlmes de violer
' 'Ouvertement la juftice, tandis que les attentats commis
en fecret jj Si qui ne font pas moins préjudiciables
au bien public ou commun , échappent à fa rigueur.
Depuis meme l’invention desfociétès, les voies
ouvertes fe trouvant prohibées, l’homme eft devenu
beaucoup plus habile dans la pratique des voies fe-
crettes, puifque c’eft la feule reffource qui lui refte
pour fatisfaire fes defirs immodérés ; defirs qui ne
futas^ftent pas moins dans l’état de fociété que dans
celui de nature. La fociété fournit elle-meme une ef-
pec® d’encouragement à ces manoeuvres obfcures Ôô
criminelles, dont la loi ne fauroit prendre connoifi-
fance, en ce que fes foins pour la fûretê commune ,
le but de fon etabliffement, endorment les gens de
bien en même tems qu’ils aiguifentl’induftrie des fcé-
lerats. Ses propres précautions ont tourné contre elle-
meme ; elles ont fubtilifé les vices , rafiné l’art du
crime : Si delà vient que l’on voit affez.fouvent chez
les nations policée^ des forfaits dont on ne trouve
point d’exemple chez les fauvages. Les Grecs avec
toute leur politeffe , avec toute leur érudition , Si
avec, toute leur jurifprudence, n’acquirent jamais ta
probité que la nature toute leuie faifoit reluire parmi
les Scythes.
^ Ce n’eft pas tout : les lois civiles ne fauroient empêcher
#qu’on ne donne quelquefois au droit & à la
m § des atteintes ouvertes & publiques ; elles
ne le fauroient lorfqu’une prohibition trop févere
donne lieu de craindre quelque irrégularité plus grande
, ce cpii arrive dans les cas où l’irrégularité eft l’effet
de l’intempérance des paffions naturelles. L’on
convient généralement qu’il n’y a point d’état grand
Si floriffant- où l’on puifle punir l’incontinence de la
maniéré que le mériteroient les fimeftes influences de
ce vice à l’egard de la fociété'. R eftreindre ce vice avec
trop de févérité , ce feroit donner lieu à des défor--
dres encore plus grands.
Ce ne font pas là les feulsfoibles de la loi : en appro-
fondiffant les devoirs réciproques qui naiffent de l’égalité
des citoyens, on trouve que ces devoirs font
de deux fortes ; les uns que l’on appelle devoirs d'obligation
parfaite, parce que la loi civile peut aifément
& doit neceffairement en preferire l’étroite obferva-
tion ; les autres que l’on appelle devoirs dobligation,
imparfaite , non que les principes de morale n’en
exigent e*i eux mêmes la pratique avec rigidité , mais
parce que la loi ne peut que trop difficilement en,,