Mesdames, ne venez pas à Erivan pendant
l’hiver. Les quatre premières journées que j ’y
ai passées, en attendant le retour du générai,
prince Beboutof, qui était allé au monastère
d’Etchmiadzin, sont bien loin de m’avoir laissé
un agréable souvenir. On m’avait donné cependant
un des meilleurs quartiers disponibles.
On fit déloger bien vite la femme ef les filles
de mon nouvel hôte, qui travaillaient paisiblement
en tapisserie et ne s’attendaient guère à
pareille visite, quand le dizenier m’introduisit
inopinément au milieu d’elles. C’était un vautour
qui tombait sur une couvée de poussins.
Elles n’avaient pas fait de feu à leur cheminée,
malgré la rigueur du froid. Mais au milieu de
l’appartement se trouvait un enfoncement carré,
profond d’un pied et demi et large de 5 pieds.
On plaçait au milieu une mangal ou chaufferette
en cuivre remplie de charbons allumés;
puis on posait par-dessus le trou carré une table
de même grandeur, élevée d’un pied au-dessus
du sol : on la recouvrait d’une couverture ou
d’un grand tapis retombant, qui contenait bien
hermétiquement toute la chaleur. Puis les
femmes s’asseyaient sur les coussins très-minces
qui recouvraient le pourtour de l’enfoncement,
et passaient leurs jambes et le bas du corps sous
la table : c’est ainsi qu’elles travaillaient bien
assidûment, recevant des visites qui venaient
aussitôt se fourrer sous la table pour être au
chaud.
Je n’en pus faire autant ; car on m’enleva tout,
coussin, brasier, tapis, table; on ne me laissa
que la chambre nue, et grâce aux fenêtres de
papier et à la mauvaise cheminée, je ne pus
parvenir à faire monter mon thermomètre au-
dessus de zéro.
Le retour du général fut l’heure de ma délivrance;
et ce bon prince ne fut content que
quand, par ses.soins, il m’eut fait oublier ces
quatre malheureuses journées.
Je suis logé à la forteresse (1) dans son propre
cabinet de travail où je suis très-bien. Mes
fenêtres donnent sur l’intérieur de la principale
cour qu’occupait particulièrement l’ancien sar-
dar ou vice-roi d’Erivan. Cette cour est carrée
et intermédiaire entre deux autres cours , dont
l’une à l’est composait le harem, tandis qu’au-
(i) La forteresse d’Erivan fut bâtie par les Turcs en
i582. Les Persans la prirent en 1604 et la mirent à l’épreuve
du canon. En 1615 elle essuya un siège de quatre
mois ; les Turcs ne purent entamer, avec leur artillerie,
la muraille en terre glaise. Dans le 18e siècle, le roi de
Géorgie, Héraclius II, en fit le siège inutilement en 1779 ;
le prince Tsitianof ne fut pas plus heureux en 1804, à la
tête d’une armée russe. Le prince Paszkevitz la prit d’assaut
en 1827.