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le lendemain. A la pointe du jour le thermomètre étoit à trois degrés
au-de flou s de la congélation.
Nous ne partîmes que tard, parce qu’il fallut faire fondre de la
neige pour le déjeûné & pour la route ; elle étoit bue auflî-tôt que
fondue, & ces gens qui gardoient religieufement le vin que j’avois
fait porter, me déroboient continuellement l’eau que je mettois en
réferve.
Nous commençâmes par monter au troifieme & dernier plateau,
puis nous tirâmes à gauche pour arriver fur le rocher le plus élevé à
l’Eft de la cime. La pente eft extrêmement rapide, de 39 degrés en
quelques endroits ; par-tout elle aboutit à des précipices, & la furfacc
de la neige étoit il dure, que ceux qui marchoient les premiers.ne
pouvoicnt pas aflurer leurs pas, fans la rompre avec une hache. Nous
mîmes deux heures à gravir cette pente, qui a environ 250 toifes de
hauteur. Parvenus au dernier rocher, nous reprîmes à droite à , 1’Oueft ,
pour gravir la derniere pente, dont la hauteur perpendiculaire eft à
peu-près de 1 yo toifes. Cette pente n’eft inclinée qu* de 28 à 29 degrés
& ne préfente aucun danger ; niais l’air y eft fi rare, que les forces s’é-
puifent avec la plus grande promptitude ; près de la cime je ne pou-
vois faire que 1 y ou 16 pas fans reprendre haleine, j’éprouvois même
de tems en tems un commencement de défaillance qui me forqoit à
m’alfeoir : mais à mefure que la refpiration fe rétabliflbit, je fentois
renaître mes forces; il me fembloit en me remettant en marche que je
pourrois monter tout d’une traite jufqu’au fommet de la montagne.
Tous mes guides, proportion gardée de leurs forces, étaient dans
le même état. Nous mîmes deux heures depuis le dernier rocher juf-
qu’a la cime, & il en,étoit onze quand nous y parvînmes.
Mes premiers regards furent fur Chamouni, où je favois ma femme
& fes deux foeurs, l’oeil fixe au télefcope ; fuivant tous mes pas avec
une inquiétude, trop grande fans doute, mais qui n’en étoit pas moins
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cruelle, & j éprouvai un fcntiment bien doux & bien confolant ,
lorfque je vis flotter l’étendard, qu’elles m’avoient promis d’arborer, au
moment où me voyant parvenu à la cime, leurs craintes feraient au
moins l'ufpendues.
Je pus alors jouir fans regret du grand fpeftacle que j’avois fous les
yeux. Une legere vapeur iuipenduc dans les régions inférieures de l’air
me déroboit à la vérité la vue des objets les plus bas & les plus éloignés,
tels que les plaines de la France & de la Lombardie ; mais je
ne regrettai pas beaucoup cette perte; ce que je venois voir, & ce que
je vis avec la plus grande clarté, c’eft l’enfemble de toutes les hautes
cinies dont je defirois depuis 11 long-tems de connoître l’organifation.
Je n’en croyois pas mes yeux, il me fembloit que c’était un rêve „
lorfque je voyois fous mes pieds ces cimes majeftueufes, ces redoutables
Aiguilles , le Midi, 1 Argentier*, le Géant, dont les bafes mêmes
avoient été pour moi d’un accès fi difficile & 11 dangereux. Je faifiiTois
leurs rapports, leur liaifon, leur ftruélure, & un feul regard levoit des.
doutes que des années de travail a’avoient pu éclaircir.
P e n d a n t ce tems-là mes guides tendoient ma tente, & y drefloient
la petite table fur laquefleje devois faire l’expérience de l’ébullition de
l’eau. Mais quand il fallut me mettre à difpofer mes inftru'menti & à
les obferver, je me trouvai a chaque inftant obligé d’interrompre mon
travail, pour ne m’occuper que du loin de refpirer. Si l’on confidere
que le baromètre n’étoit là qu’à 16 pouces 1 ligne, & qu’ainlî l’air
navoit gueres plus de la moitié de fa denfité ordinaire, on comprendra
qu’il falloit fuppléer à la denfité par la fréquence des infpirations.
Or, cette fréquence accélérait le mouvement du fang, d’autant plus
que les arteres n’étoient plus contrebandées au-dehors par une preflion. ‘
égale à celle qu’elles éprouvent à l’ordinaire. Aufli avions-nous tous la
fievre, comme on le verra dans le détail des obfervatiqns.
L orsque je demeurais parfaitement tranquille, je 11’éprouvois qu’un
T a.