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qu’au des rocs que l’on rencontre fur cette route ; mais comme les
plus élevés font encore de 6 ou 700 toiles plus bas que la cime, je
voulois m’élever davantage. Pour cela il falloi't aller camper au milieu
des neiges ; & c’eft à quoi j’eus beaucoup de peine à déterminer mes
compagnons de voyage. Ils s’imaginoient que pendant la nuit il regne
dans ces hautes neiges un froid abfolument inlupportable , & ils crai-
gnoient férieufement d’y périr. Je leur dis enfin que pour moi j’étois
déterminé à y aller avec ceux d’entr’eux dont j’étois fur, que nous
creuferions profondément dans la neige, qii on couvriroi't cette excavation
avec la toile de la tente, que nous nous y renfermerions tous
enfemble, & qu’ainfi nous ne fouffririons point du froid, quelque
rigoureux qu’il pût être. Ces arrangement les raflura, &nous allâmes
en avant.
A quatre heures du foir nous atteignîmes le fécond des trois grands
plateaux de neige que nous avions à traverfer: C’eft là que nous campâmes
à iq y f toifes au-deifus du Prieuré & à 1995 au-delfus de la
m e r , 90 toifes plus haut qüe la cime du pic de Téneriffe. Nous
■ n’allâmes pas jufqu’au dernier plateau, parce qu’on y eft expofé aux
avalanches. Le premier plateau par lequel nous venions de paffern’en
eft pas non plus exempt. Nous avions traverfe deux de ces avalanches,
tombées depuis le dernier voyage de Balmat , & dont les débris
couyroient la vallée dans toute fa largeur.
Mes guides fe mirent d’abord à excaver la place dans laquelle nous
devions paffer la nuit ; mais ils (entirent bien vite l’effet dé la rareté
de l’air. (L e baromètre n’étoit qu’à 17 pouces, 10 lignes jf . ) Ces
hommes robuftes, pour qui 7 ou 8 heures de marche que nous venions
de faire ne font abfolument rien, n’avoient pas foulevé y ou 6 pellées
de neige, qu’ils fe trou voient dans l’impoffibilité de continuer ; ilfalloit
qu’ils fe relayaient d’un moment à l’autre". L’un 'd’eux , qui ëtoic
retourné en arriéré pour prendre dans un baril de l’eau que nous
jvions vue dans une çrevaife, fe trouva mal eh y allant ; revint fans
? eau,
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eau, & palfa la foirée dans les angoiffes les plus pénibles. Moi-méme,
qui fuis fi accoutumé à l’air des montagnes , qui me porte mieux dans
cet air que dans celui de la plaine, j’étois épuifé de fatigue en obfer-
vant mes inftruments de météorologie. Ce mal-aife nous donnoit une
foif ardente, & nous ne pouvions nous procurer de l’eau qu’en faifant
fondre de la neige ; car l’eau que nous avions vue eu montant fe trouva
gelée quand on voulut- y retourner; & le petit réchaud à charbon que
j’avois fait porter fervoit bien lentement vingt perfonnes altérées.
Du milieu de ce plateau , renfermé entre la derniere cime du Mont-
Blanc , au Midi ; fes hauts gradins à l’Eft & le dôme du Goûté à l’Oueft,
on ne voit prefque que des neiges ; elles font pures, d’une blancheur
éblouiflànte, & fur les hautes cimes elles forment le plus fingulier
contrafte avec le ciel prefque noir de ces hautes régions. On ne voit
là aucun être vivant ¿ aucune apparence de végétation ; c’eft le
féjour du froid & du filence. Lorfque je me repréfentois le Docteur
P à c c a rd & J a q u e s B a im a t arrivant les premiers au déclin du jour
dans ces déferts, fans abri, fans fecours, fans avoir même la certitude
que les hommes puffent vivre dans les lieux où ils prétendoientaller,
& pourfuivant cependant toujours intrépidément leur carrière, j’ad-
mirois leur force d’efprit & leur courage.
Mis guides, toujours préoccupés de la crainte du froid, fermèrent
fi exaétement tous les joints de la tente , que je fouffris beaucoup de
la chaleur & de l’air corrompu par notre refpiration. Je fus obligé
de fortir dans la nuit pour refpirer. La lune brilloit du plus grand
éclat au milieu d’un ciel d’un noir d’ébene ; Jupiter fbrtoit tout rayonnant
auffi de lumicre , de derrière la plus haute cime à l’Eft du Mont-
Blanc, & la lumière reverbérée par-tout ce baffin de neiges, étoit fi
éblouiflànte, qu’on ne pouvoit diftinguer que les étoiles de la première
& de la fécondé grandeur. Nous commencions enfin à nous
endormir, lorfque nous fûmes réveillés par le bruit d’une grande
avalanche, qui couvrit une partie delà pente que nous devions gravir
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