souverain vend' toutes les places éminentes , et qu’à son exemple
les ministres et les hommes qui disposent de quelque emploi, ne le
donnent qu’au plus offrant. Par un ancien usage que la méfiance
a sans doute introduit, chaque place importante n’est concédée
que pdur un an : il faut un nouveau firman pour y être maintenu.
Les pachas surtout, dont le pouvoir étendu donne les moyens de
se soustraire à l’autorité souveraine, doivent être changés régulièrement
chaque année, et le sultan manque rarement à cet usage
1 orsqu il le peut ; mais le pacha de son côté, sachant que l’or , en
Turquie, peut faire absoudre les crimes*les plus grands, oublier les
concussions les plus révoltantes, les condamnations les plus arhi-
traires, se hâte d’en amasser ; et s ’il joint à sa criminelle ambition,
du courage, de l’audace et des talens, il obtient avec les trois
queues, nu pachalik éminent : il tâche alors de se maintenir dans
son poste, en empêchant d’une part, que les plaintes sur sa conduite
ne parviennent au trône, et de l’autre en remplissant scrupuleusement
les engagemens qu’il a contractés envers le fisc; mais s’il
parvient, comme les pachas de Scutari, de la Palestine, de Bagdad
et tant d’autres, à étendre son gouvernement et le rendre assez
productif pour avoir une armée , il oblige le souverain à le ménager,
à le confirmer chaque année dans son pachalik, à ne conserver
que les apparences du pouvoir. Il est vrai que, dans ce cas,
le sultan emploie ses deux grands moyens, la ruse et la patience ;
il expédie secrètement et sous divers prétextes, des capidgis auprès
du pacha dont il veut se défaire : si celui-ci n’est pas assez méfiant
pour empêcher tout homme suspect de l ’approcher de trop près,,
il reçoit le coup mortel, et le capidgi montre à l’instant le firman
du grand-seigneur, que tous les assistans baisent à leur tour avec
respect, et placent sur leur tête en signe de soumission.
Ce qui retarde la ruine totale de la plupart des provinces, ce sont
les ayams (mot arabe qui signifie oe il) , dont l ’emploi est de veiller
à la sûreté et à la fortune des particuliers, au bon ordre et à la
défense de la ville, de s’opposer aux entreprises injustes des pachas,
aux avanies des gens de guerre, et de concourir à la juste répartition
de l’impôt. Ce sont ordinairement les hommes réputés les
plus vertueux, désignés par le peuple, qui se chargent de cette
honorable fonction : il y en a plusieurs dans les grandes villes ; un
seul réunit ordinairement plusieurs villages dans les campagnes.
Les ayams ne reçoivent d’autre récompense de leur zèle et dé leurs
peines, que la considération, presque toujours méritée , dont ils
jouissent, et la satisfaction qu’éprouve l’homme honnête lorsqu’il
ést utile à ses semblables.
Les ayams appellent à leur divan les notables de la ville et les
hommes de lo i, pour discuter les objets d’un très-grand intérêt,
pour rédiger avec eux les réclamations à faire au pacha, pour
établir de concert les motifs de plainte qu’ils jugent nécessaire de
présenter contre lui à la Porte.
Ce qui contribue encore dans les villes à la sûreté des individus
qui ne sont point attachés au service militaire, et qui n’occupent
aucune place émanée du gouvernement, c’est que presque tous les
Musulmans , depuis le négociant jusqu’au dernier ouvrier, appartiennent
à une corporation organisée, dont les chefs sont chargés
de veiller aux droits de la communauté et des individus. Si un
boucher, un vendeur de fruits, par exemple, sont attaqués par
quelque homme puissant, l ’affaire est portée au mékemé ou tribunal
de justice. Les chefs se présentent pour défendre le particulier
opprimé; ils représentent que depuis telle époque cet homme est
domicilié dans le quartier, qu’il a toujours mené une vie exemplaire,
qu’il est bon Musulman, bon père, bon époux, et ils assistent
à l’audition des témoins ; s’ils reconnaissent que l’accusé est réellement
coupable, ils se retirent, et le livrent à la rigueur des lois :
s’ils croient au contraire qu’il est innocent, ils le défendent avec
courage, font intervenir, s’il le fau t, la corporation entière, et
l’oppresseur est ordinairement obligé de se désister de ses poursuites.
Mais, dans les campagnes, le peuple n’a pas les mêmes
moyens : il faut, dans ce cas, qu’il ait recours à ses ayams ou au
kiaya du village, espèce d’officier municipal élu par le peuple,
auquel aboutissent toutes les affaires de la commune, toutes les
demandes d’argent, etc. : c’est ordinairement le plus riche ou le
plus instruit du village, qui remplit gratuitement cette fonction.