Les Français avaient toujours dans les mers du Levant un grand
nombre de navires uniquement occupés à transporter d’une Échelle
à l’autre (1) les marchandises dont on les chargeait, et pour lesquelles
ils retiraient un nolis assez-avantageux. Ce cabotage, connu
au Midi de la France sous le nom de caravane , était une école-
pratique de navigation, une source assez grande de richesses pour
quelques villes de l’ancienne Provence. Personne ne connaissait
mieux les mers du Levant que les' marins provençaux, ne mettait
plus de célérité dans les expéditions et ne naviguait avec plus
d’avantages pour les marchands. La navigation des Vénitiens et des
Ragusais était extrêmement lente et timide : elle présentait plus de
dangers*1 parce qu’ils échouaient quelquefois leurs navires en voulant
gagner, au-moindre signe de danger, un port ou une rade.
Outre les nolis qui donnaient des bénéfices à tous ceux qui avaient
concouru à la construction, à l ’achat et à l’armement du navire,
le capitaine ne manquait jamais de s’enrichir tôt ou tard lorsqu’il
était actif, intelligent et économe* et les matelots eux-mêmes, indépendamment
de leurs salaires, gagnaient beaucoup sur les pacotilles
qu’ils emportaient de Marseille ou qu’ils faisaient dans le Levant èn
allant d’une Échelle à l’autre. Ce dernier bénéfice est très-considérable
: il y. a 2.5 pour 100 à gagner sur les marchandises de choix.
L e marin intelligent et qui connaissait bien le Levant, ne manquait
pas d’en profiter. Ce gain, répété cinq à six fois dans l’année, doublait
et triplait bientôt le capital. J’ai connu un grand nombre de
matelots qui entretenaient à Marseille, à la Ciotat, à Saint-Tropez
Où à la Seyne une famille nombreuse, et qui se procuraient en
outre de bonne heure une aisance pour le reste de leurs jours.
Un navire était divisé en vingt-quatre actions ou kirats, et chaque
action pouvait être subdivisée suivant les intentions des actionnaires.
Le navire devait revenir au bout de trois ans. Les bénéfices
(j) Échelle vient du mot. italien scala, parce qu’il existe dans tous les ports et
les rades du Levant, au Heu de quais, des échelles ou des marches en bois, qui
s’avancent dans la mer pour l’abord des navires et des chaloupes , et pour faciliter
l’embarquement et le débarquement des personnes et des marchandises. I
se
se partageaient, suivant le compte du capitaine, entre les intéressés,
après avoir prélevé les dépenses qu’avaient occasionées le
salaire de 1 équipage, les réparations et les entretiens reconnus
nécessaires.
Depuis quelque tems on s’était aperçu que les actionnaires gagnaient
d’autant moins, que les capitaines s’enrichissaient plus vite :
cependant quoique la mauvaise foi se fût introduite chez la plupart
dentr’eu x , les plus déhontés même apportaient encore de quoi
entretenir chez les actionnaires la confiance que l ’on a toujours eue
pour ce genre de spéculation. Les petites villes dont je viens de
parler, avaient acquis par-là un accroissement considérable : il y
avait parmi les habitans une aisance qu’on ne voyait pas dans celles
qui n ’étaient qu’agricoles.
On comptait plus de cent navires occupés'à ce cabotage, montés
ordinairement chacun de huit à. dix hommes, en y comprenant lé
capitaine et le lieutenant. Le commerce qui se faisait régulièrement
de Marseille avec toutes les Échelles , en occupait quatre ou cinq
cents. La caravane, comme on vo it, doit donc être encouragée à la
pa ix, tant à cause des bénéfices qu’elle procure, que des connaissances
- pratiques que nos marins acquièrent dans les mers du
Levant.