C H A P I T R E X V I .
Des ulémas. Différence qu’il y a entre ce corps et les
ministres du culte. Des tribunaux de justice. De,
l’hérédité.
L e s ministres et interprètes de la religion jouissent, dans tons
les pays de la T e r re , de très-grands privilèges ; mais dans aucun
sans doute les avantages qu’ils retirent de leur état, ne sont aussi
grands qu'en Turquie, Ils possèdent ici les emplois les plus lucratifs
; ils réunissent le pouvoir judiciaire au pouvoir religieux ;
ils sont à la fois les interprètes de la religion et les juges de toutes
les affaires civiles et criminelles ; ils sont à l’abri des vexations des
pachas, des grands de l’Empire t on ne peut légalement les faire
mourir sans le consentement de leur chef : leurs biens, après eu x ,
passent de droit à leurs héritiers, sans que le fisc puisse se les approprier.
Ils forment enfin sous le nom d’ulémas, une corporation
très-considérée, puissante, redoutable quelquefois au trône lui-
même , en ce qu’elle dirige presque toujours l’opinion, et qu’il n'y
a peut-être aucun pays où l'opinion publique se prononce avec
autant de force et de succès qu’en Turquie.
Il ne faut pas cependant confondre ces magistrats, ces docteurs
de la loi avec les imans qui desservent les mosquées,' avec les
müézins, dont l’emploi est de monter cinq fois par jour sur les
minarets pour appeler les Musulmans à la prière : ceux-ci ne sont
point agrégés au corps auguste des ulémas : s’ils sont destitués ou
s’ils quittent volontairement leurs fonctions, ils rentrent dans la
classe de simples particuliers. Soumis, comme les autres Turcs,
au magistrat du lieu qui les nomme sur ta présentation qui lui en
est- faite par le peuple, les imans ne sont point sous l’inspection
particulière ni sous la sanve-garde du mufti, des mollas. Ils peuvent
bien être regardés comme ministres de la religion dans les mosquées,
mais ce sont les ulémas qui en sont les dépositaires et les
interprètes.
Le coran , comme on sait, est le code civil et criminel des Musulmans,
le régulateur des droits et des devoirs de tous les citoyens :
tous les jugemens, toutes les sentences, toutes les décisions doivent
être émanés de ce livre réputé saint ou des interprétations que les
commentateurs en ont données, et cette prérogative réside exclusivement
entre les mains des ulémas.
Voici en peu de mots l ’ordre que présente ce corps, le plus respectable
et le plus instruit de l’Empire othoman.
Le mufti ou cheik-islam est le chef suprême de la religion de
Mahomet, l’oracle que l ’on consulte et qui résoud toutes les questions
qui lui sont présentées : ses décisions se nomment fe tfa s . Le
sultan a recours à lui dans tous les cas difficiles et épineux,. et il
n’émet aucune lo i, ne fait aucune déclaration de guerre, n’établit
aucun impôt sans avoir obtenu un fetfa. C’est le mufti qui ceint
l ’épée au sultan à son avènement au trône, en lui rappelant l’obligation
de défendre la religion du prophète et d’en propager la
croyance.
Cette place éminente servirait sans doute de contre-poids à l ’autorité
presqu’absolue et illimitée du souverain : elle pourrait même
souvent la paralyser, si celui-ci n’avait la faculté de nommer le
mufti, de le déposer, de l ’exiler et même de le faire mourir après
l ’avoir déposé : aussi arrive-t-il rarement qu’un mufti s’oppose
aux volontés du sultan et de ses ministres. Ses fetfas lui sont arrachés
par le désir de conserver sa place et par la crainte de la mort :
cependant plus d’une fois le zèle religieux et la probité en ont
porté à se présenter au sultan, et à lui faire des observations, des
remontrances; quelques-uns même, plus fanatiques ou plus courageux
, bravant tous les dangers, se sont refusés à condescendre
a ses désirs. L ’histoire offre divers exemples de sultans et de visirs
tués ou déposés par la grande influence des muftis sur l ’opinion
publique; mais elle présente encore plus de muftis qui ont été
victimes de leur zèle pour la religion et de leur dévouement pour
les intérêts du peuple.