n’avait reçu qu’un sixième d’eau : d’ailleurs , il était vieux et conservé
en bouteilles. Nous avons bu aussi chez l’évêque grec ,
d’excellent vin muscat rouge et blanc, qui ne le cédait point au
meilleur Frontignan. On ne met point d’eau à celui-ci : on égrappe
le raisin, on le foid e, on l ’exprime le plus promptement possible,
èt on le laisse fermenter sans le marc, pendant quelque tems. Vers
le milieu de l ’hiver , on le met dans des tonneaux ou dans des
jarres : on le transvase Une seconde fois , et on le conserve dans:
des pots de terre cuite, vernissée, que l’on bouche avec soin. .
La manière de faire le vin muscat porte à croire que c’est plutôt
dans la vue d’obtenir une plus grande quantité de v in , que dans
celle de hâter et favoriser la fermentation, que l ’on ajoute de
l ’eau au suc exprimé de raisin. L ’avidité porte la plupart de* habi-
tans à outre-passer les proportions ; ils ajoutent quelquefois une
trop grande quantité d’eau ; ce qui fait aigrir leur vin avant qu’ils
aient trouvé l’occasion de le vendre.
Cette boisson paie au fisc à raison de 2 paras par ocque, que
l’on prélève sur le vendeur. Le fermier de cet impôt se po rte ,
immédiatement après la récolte , dans les maisons et les magasins
des particuliers pour faire l’évaluation du vin qu’ils on t, et fixer
la quantité qu’ils doivent boire et qufils peuvent vendre. Il s’en
fait payer le droit à mesure de la vente , suivant l’évaluation- qui
en a été faite,, et quelquefois il se permet de l ’exiger d’avance >
presque toujours sûr en cela d’être soutenu par un vaivode et un
cadi aussi injustes que lui. - 1
Il sort annuellement de Ténédos plus de six cent mille ocques
de vin , qui produisent au fermier au-delà de 3o,ooo piastres. Ce
vin passe à Constantinoplê, à Smyrne et en Russie. On le préfère
au vin dé Rodosto et à celui dé l’île de Thassos , située près le
continent , au nord-ouest de Ténédos. Il sort aussi une petite
quantité d’eau-de-vie qui paie 4 paras de droit par ocque.
I Quoique les Turcs possèdent des vignes, ils ne se permettent
pas cependant de faire du vin eux - mêmes : la loi de l’Etat et la
religion du prophète le leur défendent également. Ils vendent leur
raisin à des marchands grecs, après avoir prélevé ce qu’ils veulent
garder pour la provision d’hiver, et mis à part çe qu’ils destinent
à du raisiné.
Le climat de Ténédos est encore plus tempéré que celui des
Dardanelles : le froid ne s’y fait jamais vivement sentir j il y gèle
rarement, et les chaleurs de l’été sont tempérées par le vent de
nord-nord-est, qui souffle régulièrement pendant le jour. Les
maisons ont des terrasses au lieu de toits ; et quoique la plupart
d’entr’elles soient construites en mâçonnerie , on n’y remarque
point l’élégance et la solidité de celles de Scio et des îles un peu
Considérables de l’A rchipel, qui ont appartenu aux Génois et aux
Vénitiens.
Les Grecs n’ont point à Ténédos cette gaieté qu’pn leur voit
dans les autres îles : silencieux et mornes dans les rues , ils osent
à peine se récréer chez eux : ils évitent les plaisirs bruyans, qui
attireraient infailliblement sur eux l’attention des Turcs et réveilleraient
toute leur cupidité ; mais lorsqu’ils le peuvent sans danger,
ils se livrent à une sorte'd’abandon et de délire. La côte de Troye
est souvent le théâtre de leurs orgies ou le champ de leurs plaisirs :
ils s’y rendent à l ’occasion d’un mariage ou d’une fê te , et l à , sous
le platane ou le chêne, ils passent la journée entière à danser , à
chanter , à manger et à boire.
Le Grec chez qui nous étions logés , c ru t, en sa qualité d agent
de la République, pouvoir nous donner, avant notre départ, une
fête chez lu i , à laquelle il invita les principaux habitans de la
ville. Un grand nombre de femmes de tout âge s’y rendirent aussi.
Le vin ne fut point épargné : les musiciens lurent nombreux :
la danse, d’abord grave , lente et cadencée , fut ensuite si vive ,
si tumultueuse parmi les hommes , que le plancher s’écroula en
partie ; mais comme personne ne prit mal , elle n’en continua
pas moins dans une autre chambre , et se prolongea bien avant
dans la nuit. Les chansons bachiques succédèrent aux chansons
amoureuses, et le chant fit place aux cris lorsqu’on eut vide un
grand nombre de flacons.
Cependant les femmes , quoique gaies , ne sortirent pas de leur
retenue ordinaire : il régna parmi elles la plus grande décence :