riantes. A une demi-lieue à l ’est de Scutari se trouve la colline de
Bourgourlou, d’où la vue se porte au loin , et se promène sur la
plus grande partie de Constantinople. On y và par un chemin assez
beau : nous passâmes dans un petit village d’où nous voyions venir
un grand nombre de personnes conduisant des chevaux chargés de
cruches. Nous apprîmes que sultan Selim et presque tous les grands
de la capitale ne buvaient point d’autre eau que celle de la fontaine
de ce village, parce qu’on la regardait comme la plus saine et la
plus légère de toutes les eaux qui arrivent à Constantinople ou qui
se trouvent aux environs. Nous la goûtâmes, et nous vîmes qu’elle
méritait en effe t, jusqu’à un certain p o int, la réputation qu’elle
avait. La colline d’où elle naît est schisteuse, et n’a rien de remarquable
qu’un léger gazon et un bouquet d’arbres qui l’ombrage,
sous lequel souvent des femmes turques se réunissent pour prendre
le café, fumer la pipe et y faire un repas frugal.
Nous jouîmes pendant quelque tems du spectacle ravissant qui
se présentait à nous : nous ne pouvions assez contempler la majesté
de ces beux ; notre vue ne pouvait se lasser de considérer alternativement
la ville et le p o r t , le canal tortueux de la Mer-Noire
et les nombreux villages situés sur ses rives , la mer de Marmara
couverte d’îles, les champs toujours verts de l’Europe et de l’Asie.'
Mais la scène devait changer : il était tems d’aller assister aux cérémonies
religieuses des derviches, connus sous le nom de hurleurs;
de voir à quel point là friponnerie religieuse se joue des sots et des
ignorans y et par quel moyen elle parvient à faire des dupes. On
aurait de la peine à croire que les hommes soient capables de tant
de sottises, et les religieux d’impostures si grqgsières , si les Etats
les plus instruits de l’Europe ne nous avaient présenté eux-mêmes
des scènes aussi ridicules et pour le moins aussi dégoûtantes.
Dans une .salle peu spacieuse, carrée , mal éclairée, en assez
mauvais état, il y avait, pour les hommes, une galerie élevée de
trois ou quatre pieds, et au dessus une tribune pour les femmes ,
garnie d ’un,grillage serré. Sur l’une des faces était un espace d’un,
pied plus bas que le sol de la salle, où nous étions comme au
parterre. Le milieu de la salle était occupé par une trentaine de
religieux d’état et de profession différens, à en juger par leur turban.
Les tins étaient en janissaires, les autres en tchocadars, quelques
uns en bostangis; plusieurs avaient le bonnet de feutre alonge,
presque cylindrique, des derviches. Les supérieurs de l ’ordre avaient
le turban à peu près semblable à celui des- hommes de loi ; plusieurs
d’entr’eux portaient la sesse verte, comme les émirs.
La cérémonie commença par quelques prières, pendant lesquelles
tous les religieux' se donnèrent le baiser de paix ou de fraternité.
Les novices, ou ceux qui nous parurent d’un rang inférieur , baisaient
simplement la main du supérieur et des chefs de l ’ordre ,
avec le plus grand respect. Ceux-ci étaient placés vers le mur, sur
une ligne un peu courbe ; derrière eux étaient suspendus divers
instrumens de f e r , propres à se percer les différentes parties du
corps, à saisir des charbons ardens pour les porter dans la bouche
et sur la langue : quelques-uns étaient destinés à être rougis au feu
et être appliqués ensuite, à ce qu’on nous a d i t , sur différentes
parties du corps. En face des chefs, vers le milieu de l'a salle, les
derviches étaient placés, en Hgne courbe, dans une posture humble ,
à genoux, assis sur leurs talons , suivant l’usage oriental. Après
quelques minutes de prières, on donna à ces derniers,un grand tambour
de basque, dans l ’intérieur duquel étaient une, deux ou trois
cordes semblables à nos grosses cprdes de violon ou de basse. Un
seul de ces tambours avait cinq à six petites cordes en fil de cuivre.
A u devant de ces musiciens on avait placé une brasière , afin de
chauffer de tems en tems les instrumens et donner à la peau la tension
convenable. Le supérieur battait la mesure , et réglait le mouvement
des instrumens avec des cymbales : deux autres frappaient
sur deuxl petites timbales.-,Cette musique accompagnait des cantiques
en l’honneur de Mahomet j que tous les religieux chantaient
à l ’unisson.
Pendant ce monotone et ennuyeux concert, on était de tems en
tems électrisé par le spectacle d’un religieux qui venait se présenter
au supérieur , comme frappé de la toute-puissance de la Divinité :
il entrait peu à peu en convulsion; son corps se roidissait ensuite