C H A P I T R E X I I I .
Promenade aux eaux douces. Revue d’une armée turque.
Origine de la révolte de Pasvan-Oglou. Précis historique
des événemens qui ont eu lieu jusqu’à cejour.
A d e u x lieties de Constantinople, en remontant la petite rivière
qui verse ses eaux au fond du p o r t , on trouve une promenade
agréable et solitaire, la seule què l ’art ait embellie. Le sultan y
v a quelquefois en été passer la journée avec une suite nombreuse :
souvent des Européens y vont faire des parties de plaisirs , en prenant
néanmoins la précaution de faire apporter tout ce qui leur
est nécessaire ; car les Turcs, n’étant point dans l ’usage de se promener
ni de fréquenter ces lieux, n’ont pas même songé à y établir
un café.
En quittant le p o r t, on laisse derrière soi Constantinople : on
voit à gauche le village d’É yo u b , où la sultane - mère vient de
faire construire une mosquée et une chapelle sépulcrale pour y
reposer après sa mort : on aperçoit à droite un café turc, au
devant duquel est une place ombragée de beaux arbres, sotfS
lesquels des femmes turques et arméniènes viennent quelquefois
s’asseoir, prendre du café et fumer leur pipe. On entre dans un
Vallon fertile, resserré par deux collines schisteuses, nues, incultes
: la rivière qui coule au milieu, est large, profonde et
tranquille à son embouchure ; elle se rétrécit à mesure qu’on
avance. Tout le terrain de ce vallon est couvert de prairies naturelles
, sur lesquelles des troupeaux de boeufs paissent pendant
toute Tannée.
On est bientôt devant le kiosk du grand-écuyer Buyuk-irnbrohor,
situé sur la rive gauche de la rivière : on passe sous un pont de
bois établi là pour les communications, et on arrive à côté du
palais du grand-seigneur. Au-delà de ce palais, bâti avec assea
d’élégance, la riv ière. est reçue dans un large canal, d’où elle
tombe en cascades sur des marches de marbre blanc : elle forme
diverses nappes et rentre ensuite dans son lit. De beaux arbres
ombragent ces lieux, dignes de figurer à côté des plus beaux jardins
de l’Europe. On regrette seulement que les deux collines qui
bornent le vallon, ne soient pas cultivées, et ornées de maisons
de campagne : elles ajouteraient à l’embellissement de ces lieu x ,
si elles présentaient, eir amphithéâtre, la vigne , divers arbres
fruitiers et des champs ensemencés.
Le 20 germinal an 6 , nous fûmes avec la légation française et
divers citoyens, voir défiler dans ce vallon le reste de l ’armée que
sultan Selim envoyait contre Pasvan-Oglou, ayam de Vidine, depuis
long-tems rebelle à la Porte. Déjà quinze ou vingt mille
hommes de troupes asiatiques avaient continué leur route pour
Andrinople, rendez - vous général de l’armée. Il restait encore
cinq à six mille hommes campés à Ok-Meïdam, qui devaient défiler
devant le sultan. Le capitan-pacha, nommé séraskier ou général
de l’armée, devait être admis à baiser les pieds de sa hautesse et
recevoir la pelisse d’honneur. Nous fûmes curieux de voir cette
cérémonie, et de connaître en même tems l ’ordre et la disposition
d’une armée turque.
A huit heures du matin nous vînmes nous embarquer à Top-hana :
la journée était-belle j nous jouîmes du spectacle toujours plus beau,
toujours plus ravissant que présentent d’un côté le sérail et la
v ille , et de l’autre Galata, Péra et les villages divers qui se confondent
avec des forêts de cyprès : nous longeâmes les nombreux
navires marchands mouillés le long de Galata 5 nous vîmes en
passant, l’arsenal et la marine militaire ; nous comptâmes vingt
vaisseaux de ligne , dont quatorze ou quinze en bon état, et autant
de frégates ou corvettes : nous nous arrêtâmes un moment pour
considérer la flotille de Lambro, que la frégate française la M odeste
, commandée par le capitaine Venel, avait détruite en 1792.
Il nous fallut près d’une heure pour arriver au fond du port et
entrer dans la rivière dont nous avons parlé plus haut.
Nous quittâmes nos caïques devant le kiosk du grand-écuyer.