Le dix-neuvième, nous dépassâmes Mételin : nous découvrîmes
la côte de la Troade et Ténédos , et le soir , le tems pebuleux
faisant craindre quelque bourasque, il fut convenu , entre les capitaines
, de se mettre en panne, afin de ne pas entrer dans le canal
des Dardanelles pendant la nuit ; mais lorsqu’il fit assez sombre
pour que notre navire ne fut pas aperçu, on ferma les volets de la
grand’chambre et l’on fit voile au nord. Le citoyen Brun, ingénieur-
constructeur, ainsi que les chefs d’ouvriers qufil amenait avec lu i ,
s’apercevant de la manoeuvre contraire à ce qui avait été ordonne
par le capitaine de la corvette et convenu entre les capitaines des
navires, voulurent faire des représentations. Ils reçurent, selon la
* coutume , des"injures et des menaces : la dispute devint si sérieuse,
que tous, les passagers se présentèrent sur le pont. Il y avait long-
tems que l ’on craignait que des hommes qui montraient tant dp
répugnance à être remorqués , n’eussent envie de se laisser prendre
par quelque vaisseau ennemi, ou de faire echouer leur navir.e : 1 occasion
n’avait pas'été favorable jusqu’alors, mais elle le devenait
en entrant dans le canal. Cette crainte, que j’étais, bien loin de
partager, et que je crois n’avoir jamais été fondée, découlait naturellement
de la conduite des trois officiers, et pouvait naître .facilement
chez des hommes aigris par des propos in jurieux , outra-
weans même ; par l’état de mal-aise et de souffrance dans lequel
nous étions tous. Quelle idée avoir de ces hommes , qui faisaient
servir pour dix-huit personnes ce qui ne pouvait strictemen l*suiiire
à d ix , et qui, après avoir pris part à notre mince repas fait à la
volée et sur le pont, se faisaient particulièrement servir dans leur
chambre le matin et le soir, qui profitaient seuls de la plupart des
provisions dont ils auraient dû faire part à tous, et eutr’autres à la
femme de-l’ingénieur, enceinte et malade, et à des enfans qui soui-
fraient beaucoup du mal de mer ■'
Pour faire cesser la dispute, je représentai que nous n’avions pas
le droit de nous immiscer dans la conduite du navire, mais celui de
veiller à notre sûreté, en observant et dressant procès-verbal de ce
qui.se passerait à bord depuis qu’on avait contrevenu aux ordres
du commandant. Çette observation fit l ’effet que j’eq avais attendu;
les officiers se radoucirent ; ils voulurent nous persuader qu’ils
étaient assez bons marins et assez praticiens de ces côtes, pour entrer
sans danger dans le canal pendant la nuit ; qu’àu reste , puisque
nous avions peur, ils allaient se mettre en panne et attendre le jour,
ainsi qu'il était convenu. Presque tous les passagers furent tranquilles
; mais les ouvriers y plus méfians que les autres, parce qu’é-
tant marins ils connaissaient mieux les dangers , firent alternativement
la garde jusqu’au jour.
Le vingtième jour de notre départ, ou le 18 mai, nous nous trouvâmes
, en nous levant, entre Ténédos et la côte de la Troade, et
vèrs les sept heures du matin nous entrâmes dans le caria'l avec un
vent d’est-sud-est assez frais. La corvette resta en panne, et ne prit
la route dë Smyrne que lorsqu’elle se fut assurée que nous étions
hors du danger dès Corsaires. Nous'passâmes de' boiiné heure air
devant de Gallipoli, et le soir nous nous trouvâmes en calme dans
la’ mer de Marmara.
Le vingt-unième', le tétUS était très-beau, et la chaleur commençait
àJ se fàirë sentir; le vent était au sud, mais il était si fa ib le ,
que nous ne* pouvions avancer à cause du courant contraire. Nous
restâmes toute la' journée aü nord-ouest de l’île de Marmara ; mais ,
pendant la n u it , le vent ayant un peu mieux soufflé, le vingt-
deuxième; au matin, nous jouîmes, en nous levant, de la vue de
Constantinople, et nous entrâmes vers les dix heures’ dans le port.