C H A P I T R E I I .
Beauté du site de Constantinople. Séjour en cette ville.
Arrestation à Trawnik , de l’envoyé de la République.
Conduite de la Porte. Arrivée d’une ambassade extraordinaire
russe.
I l est difficile d’exprimer les diverses sensations qu’éprouve le
voyageur à la vue de cette grande ville et de ses liabitans : sa position
élevée, le mélange d’arbres, de maisons, de minarets qu’elle
présente ; l’entrée du Bosphore, le port et les faubourgs de Galata,
de Péra et de Saint-Dimitri ; Scutari et les collines verdoyantes qui
se trouvent en arrière ; la Propontide avec ses îles , plus loin le
mont Olympe couvert, de neige , partout les champs variés et fertiles
de l’Asie et de l’E urope, tout cet ensemble présente divers
tableaux qui ravissent et étonnent. On ne peut se lasser d’admirer
la beauté naturelle de? environs de Constantinople, et de réfléchir
en même tems sur l'heureuse position de cette grande ville , dont
l ’approvisionnement est si-prompt, dont la défense est si facile ,
dont le port est si sû r , si commode et si vaste,
Nous nous empressâmes de débarquer , et de quitter un navire
sur lequel nous avions bien souffert. Nous apprîmes avec plaisir
qu’il n’y avait point de peste à Constantinople, èt que l’on était à
cet égard sans inquiétudes. On nous conduisit chez le premier député
du commerce : l à , nous apprîmes que le citoyen Descorches,
envoyé extraordinaire près la Porte, othomane, nommé à la place
du citoyen Semonyille , dont il n’était plus question alors, était
arrivé à Trawnik , et qu’il était arrêté par le pacha , d’après les
intrigues des agens des cours d’Angleterre , d’Allemagne ét de
Russie ; que le citoyen Fonton, élu chef provisoire dans une assemblée
de négociahs , après la retraite de l’ambassadeur Choiseul,
avait donné sa démission depuis près d’un mois, et que c’était par
le
le moyen des députés du commerce que nos relations avec la Porte
se continuaient.
- Après avoir appris ce qu’il nous importait de savoir, les députés
nous donnèrent un janissaire pour nous, conduire au faubourg de
Péra. C’est à ce faubourg que logent les ambassadeurs, les agens
des cours étrangères et presque tous les étrangers , excepté les
négocians qui sont établis à Galata, étant par-là plus à portée du
port et de leurs affaires de commerce. Péra est un des quartiers de
la ville le plus peuplé, malgré son éloignement du port et du centre
des affaires , et les logemens y sont extrêmement chers depuis que
les riches Arméniens sont venus s’y établir, pour être moins exposés
à des avanies et aux insultes des T u r c s , et pour jouir d’un peu
plus de liberté à la faveur des Européens.
Lorsque nous entrâmes dans la ville, noui passâmes rapidement
de la première impression d’étonnement et d’admiration occasionée
par la beauté des sites et par la vue de tant d’objets divers , à une
seconde de surprise et de défaveur. Nous fûmes désagréablement
frappés de la voir si sale, si mal bâtie : les rues sont étroites, mal
pavées ; les maisons sont irrégulières, mesquines, construites en
terre et en bois. Nous fûmes surpris du silence qui règne partout,
de l’air fier, de la démarche grave des Musulmans, de l ’air humble,
timide et bas ■ des Juifs , des Arméniens et même des Grecs : ce
contraste est si frappant, que l’étranger devine, au maintien de
l ’homme, s’il'est Musulman ou Raya (1 ), sans connaître encore la
manière de les distinguer par la coiffure et la chaussure.
Le séjour de Constantinople, à notre arrivée, n’était plus ce qu’il
avait été quelques années auparavant. La révolution qui s’opérait'
en France, avait fait ressentir ses effets jusque dans le Levant; elle
avait divisé les Français, et éloigné de chez eux la gaîté et les plaisirs
: plusieurs avaient déjà passé sous des protections étrangères.
La guerre venait de suspendre le commercé et de gêner nos communications
avec la France. Le palais de l’ambassade était désert :
£1) C’est ainsi qu’on nomme les sujets .tributaires, tels que Grées , Juifs et
Arméniens.
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