mon coeur, c’est tout ce que je possédais. Rayé
de la société, mort civilement, déchu de toute
gloire, de toute espérance, d’ange de lumière
que j étais, plonge dans les tenèbres de la réprobation
avec tous les anges rebelles, relégué dans
le voisinage du pôle, quelle terrible pensée! Et
cependant c’était une grande et belle leçon que
la providence me destinait. Je cherchai à me
connaître et je fus effrayé du vide de mon intérieur.
En m otant mon uniforme, il me paraissait
qu on m’avait tout oté. Dans ces froides régions,
reculees au-dela de toutes les bornes du monde
civilise, je pouvais cependant vivre gaîment dans
1 abondance et sans souci, me livrer au plaisir j
mais cette cruelle pensée venait sans cesse m’attrister
: tu n’es plus rien, tu es moins que rien.
C’est alors que je rentrai en moi-même et que je
me demandai s’il y avait encore moyen d’être
heureux. Je mis la main sur ma conscience, et
après quelques pénibles combats intérieurs, je
pus répondre oui.
« C’était comme si j ’étais mort et comme si
après le misérable voyage qu’on appelle vie, je me
demandais : qu’emportes-tu avec toi de l’autre
côté ? Quel vide, bon Dieu ! Que me restait-il
de ma vie passée qui pût m’être utile au-delà du
tombeau ? . . . Je voulus redevenir homme 5 on
pouvait m’interdire d’être tout au monde ; mais
on ne pouvait m’empêcher d’être homme. Je
cherchai à l’être autour de moi, aussi loin qu’al-
lait ma frontière. Je m’inculquai bien dans l’esprit
que si dans toute une éternité, il fallait se
passer de croix, de gloire et d’honneurs, c’était
un ouvrage tout fait que d’apprendre à s’en priver
déjà dans ce monde-ci. J’appris à orner mon
ame des choses qui pouvaient m’être toujours
utiles, et à estimer les choses à leur juste valeur
, et j ’attendis avec résignation mon sort. Il
a plu à Sa Majesté de me faire grâce de l’exil, et
de m’envoyer en Àbkhasie j je suis soldat 5 je suis
ce que tant de braves sont aussi. Croyez-moi,
quoique ma position comme simple soldat soit
l’une des plus pénibles qu’on ait pu m’offrir,
ce n’est pas sans larmes de joie que j ’ai appris
cet événement qui me donnait le droit de me
compter derechef parmi les autres enfants de la
Russie, »
Qu’on ne croie pas que j ’invente à plaisir de
belles paroles pour toucher les coeurs en faveur
d’un coupable et voiler un grand crime, . . » Ce
sont celles de M. K., et il n’est pas nécessaire de
recourir à des inventions pour rendre un homme
pareil intéressant. Sa haute taille, ses yeux noirs,
sa figure ouverte contrastaient avec son air souffrant.
Il avait aussi racheté le climat par plusieurs
rechutes de fièvres bilieuses et intermittentes
, qui lui avaient laissé des obstructions,