On peut dire que la Russie trouve dans ses
vassaux les plus grands obstacles à ses progrès
dans l’ouest du Caucase. La jalousie du pouvoir,
qui se nourrit de ce conflit de vassalité et de
suzeraineté, fait que naturellement Michel-Bey
n’est pas porté à favoriser l’établissement des
Russes dans ses états; il les craint, les hait peut-
être, et il fera tout au monde pour retarder ou
étouffer leurs progrès ; il ne les tolérera qu’autant
que l’exigera sa sûreté personnelle ; car il
sait très bien qu’il ne peut être prince sans la
Russie, tant il est sûr que dès qu’ils auraient
tourné le dos, toute l’ancienne et déplorable
anarchie reprendrait le dessus. Qui le défendra
contre les Tcherkesses, contre les intrigues ambitieuses
de son oncle, contre l’insubordination
de ses vassaux? Il est donc forcé de souffrir des
protecteurs et un suzerain. Mais il ne fera pour
eux que ce qu’il est strictement tenu de faire ; il
trouvera toujours mille et mille excuses pour
échapper à tout le reste. S’il le pouvait sans risque,
il serait le premier à aider à chasser les Russes
de l’Abkhasie car son coeur est Abkhase, son
coeur aussi n’aime pas de frein, et ne veut des
Russes que la sûreté de pouvoir faire tout ce
qu’il veut chez lui.
La Russie a donc ici une tâche très difficile à
remplir. Elle veut le bien du pays ; mais certainement
dans cet état de choses, elle n’a un pouvoir
que de nom ; voulant rester dans les limites
de la modération, son influence est nulle. Malgré
toutes ses menaces et toutes ses prières, elle ne
peut ni engager ni forcer les princes du pays et
Michel-Bey lui-même à dépouiller cet amour
du brigandage et d’une vie vagabonde et fainéante
qui caractérise le peuple abkhasien, et
qui le met, pour la noblesse des sentiments,
même bien au-dessous du Tcherkesse. Michel
Bey et ses vassaux se trouvent fort
bien comme cela. Chacun rêve le bonheur à sa
manière.
Demandez à l’Abkhasien demi-sauvage quel
est le suprême degré de ses désirs? Un fusil, un
sabre, un kindjal bien bariolé de ciselures de
mauvais argent, des bandoulières et des ceinturons
plaqués en métal, des poudrières et de
petites boîtes en argent dans lesquelles il met la
graisse dont il enduit ses balles, et le voilà heureux.
Ajoutez à cela un habit déchiré, une misérable
sacle (1), un peu de pâte de millet, ce sont les
accessoires Ses armes sont son bonheur et
sa fortune.
L ’homme le plus heureux parmi eux est donc
celui qui a les plus belles et les meilleures armes,
et qui est par conséquent le plus grand brigand
(1) Maison en treillis.
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