venaient des câchats assaisonnés de beurre fondu.
L’échantillon de soupe était un signal important
; le quartier-maître allait pomper l’eau-de-
vie des rations. Les sifflets des bas officiers convoquaient
l’équipage, et à cet appel joyeux chacun
venait, à la lecture de son nom, boire à son
tour sa ration. Rien ne m’amusait davantage
que de contempler l’air épanoui, et de suivre
l’expression de tous ces visages pendant cette
cérémonie.
Le dîner suivait l’eau-de-vie. A sept heures
du soir venait le souper qui ressemblait au dîner
excepté qu’il était sans eau-de-vie. Pendant le
reste du temps le biscuit était à discrétion;
Le matelot russe sans contredit est mieux
nourri, mieux soigné que le soldat. On sait que
c’est le seul moyen de le préserver des maladies,
et de lui faire braver avec gaîté et avec courage
les fatigues sans cesse renaissantes de la vie de
marin et les nombreux dangers qui l’accompagnent.
Les officiers sont bons et très humains. J’ai vu
avec quels soins les capitaines lieutenants Voulff,
Sinitzen, Svirski, Kastrisitz, etc., qui commandaient
chacun un bâtiment de guerre, s’occupaient
de leurs matelots, et combien ils avaient
l’oeil sur les détails de leur entretien et l’état de
leur santé; aussi n’y avait-il que très peu de,
malades sur les treize vaisseaux que j ’ai vu stationner
à Ghélindjik et à Soukoum-Kalé, ou croiser
sur les côtes.
Les officiers en second étaient de bons enfants,
dont je ne vanterai pas les connaissances, hors
celles de leur service ; les pilotes (conductor en
russe) entendaient fort bien leur affaire. Tous se
comportaient d’une manière exemplaire, à très
peu d’exceptions près. Je citerai entre autres un
mitchmann d’une bonne famille, qui malheureusement
s’était trouvé très jeune à la tête d’une
petite fortune. 11 l’avait employée à boire; ses
parents avaient tout fait pour le faire revenir de
cet abîme de perdition et pour l’arracher à ses
mauvaises habitudes, on avait supplié les chefs
supérieurs de l’employer et de le faire partir ;
il arriva sur le Narcisse où on l’avait commandé,
sanâ battes, sans manteau, avec un surtout, une
chemise et une paire de bas; des cartes, une
pipe, une bouteille composaient le reste de son
avoir; il avait acheté la doublure d’une couverture
qu’il avait fait ourler par un matelot, et qui
lui tenait lieu de drap et de robe de chambre ;
un vieux matelas formait son lit, et quelques pavillons
roulés lui tenaient lieu d’oreiller ; quand
il avait froid, il se faisait recouvrir de ces signes
de la gloire. Vous m’avouerez que c’était pousser
bien loin le cynisme philosophique. Le
jour de notre arrivée à Ghélindjik, il célébra si
bien notre bienvenue, qu’on le ramassa dans
I. 12