le temps de mon séjour, j ’eusse d’autre table
que la sienne, et je trouvai dans sa maison une
société bien capable de faire oublier qu’on était
si loin du monde civilisé : je veux parler de madame
la colonelle et de sa soeur, personnes aussi
bien élevées et aussi aimables qu’on puisse en
trouver dans nos grandes villes, et à qui il devait
paraître bien bizarre, après avoir vécu dans
le grand monde à Saint-Pétersbourg et à Moscou
de se voir tout d’un coup transportées en Asie
au milieu d un camp de soldats sans autres ressources
qu’elles-mêmes, et les femmes de quelques
officiers, qui représentaient toute la population
féminine de la forteresse. Pas une seule
boutique, si ce n’est quelques vivandiers; nulle
ressource ; il fallait tout faire venir d’Anapa ou
de Kerlch. Pas une seule promenade pour les
dames que celle du bosquet de Cathrine. Mais
ces dames avaient du courage ; leur petit intérieur
leur suffisait, les occupait; elles comptaient
sur un avenir meilleur; mais je ne les entendis
pousser aucune plainte.
M. Jakovlef, lieutenant des ingénieurs, m’avait
cédé une de ses chambres, où je pouvais
travailler à mon aise, et je trouvai toujours dans
cet officier instruit le plus complaisant et le meilleur
compagnon de mes courses ; sa sollicitude
pour moi fut celle d’un frère. Je me rappellerai
toujours ses inquiétudes quand je faisais quelques
courses, et surtout son angoisse un jour
que la demi-compagnie qui avait accompagné le
bétail au pâturage rentra sans moi! J’étais allé
me promener le long du rivage, visitant soigneusement
toutes les couches du terrain pour
me faire une idée de la position du silex corne,
et je m’étais tellement oublié que je n’avais pas
entendu qu’on avait battu la retraite et qu’on
s’en était retourné. M. Jakovlef me crut tué ou
enlevé, et, tout effrayé, il courut chez le commandant
lui faire part de ses craintes. On envoya
en hâte un peloton de soldats à ma recherche;
M. Jakovlef venait à leur tête; ils battirent en
vain les halliers, parce que j’étais caché par les
rochers ; enfin ils m’aperçurent, et je ne comprenais
d’abord ni leur joie ni tout ce cortège;
mais je compris bientôt ce que c’était quand on
m’eut bien grondé de mon imprudence et
qu’on m’eut fait promettre d’être attentif au
son du tambour ou de la trompette une autre
fois,.
Cette partie du pourtour de là baie où l’on
était venu me chercher, est celle d’où l’on jouit
de la plus belle vue sur la baie, sur la forteresse
et sur tout le territoire d’alentour. Je l’ai dessinée,
et 011 la trouvera dans mon Atlas, IIe série,
pl. 1. Dans l’extrême lointain s’avance le promontoire
de Oussoussoup, avec ses roches schisteuses,
et l’on distingue l’entrée de la baie de