
ses propres jambes ou l'allure de sa monture, on ne
peut jamais rien apprendre d’exact à cet égard, et il
m’est arrivé souvent de faire cinq ou six lieues quand
des Afghans m’avaient assuré que je n’étais plus séparé
que par un temps de galop de cheval (yek méïdân
asp) du lieu où je me proposais de me rendre.
Notre petite caravane avait recruté à Hadji-Hi-
brahimi un négociant persan, natif de Meched, bavard,
hâbleur et bouffon comme tous ceux de sa n a tion.
Il nous étourdissait par son verbiage depuis le
départ du gîte : il avait déjà fait, disait-il, douze voyages
dans l’Inde; il nous comptait mille histoires dont
il avait été le héros. Une fois, il s’était précipité
seul et le sabre à la main au milieu de trois cents Bé-
loutches et en avait fait un affreux massacre ; une
aulre fois, il avait franchi cent soixante farsangs tout
d’une traite et sur le même cheval sans se reposer;
enfin il avait exclusivement la parole depuis huit
heures, sans interruption, nous entretenant d’une
foule de vanleries de ce genre. En arrivant à la hauteur
du Kouhi-Duzd, nous vîmes tout à coup une
vingtaine de cavaliers déboucher sur notre droite et
se diriger vers nous au galop. Dès que Mirza-Zéïn-
Allah-Bédin (c’était le nom de notre marchand) les eut
aperçus, il éprouva une terreur panique ; son visage
devint blême et sa langue se colla au palais. J’étais
moi-même assez peu rassuré : j’exhortai cependant
mes compagnons à faire bonne contenance, chose
à laquelle ils étaient d’autant plus intéressés que les
Béloutches ne font aucun quartier aux Afghans. Mais
notre Persan trouva mes paroles au moins imprudentes,
et tournant en un instant du blanc au npir, il
me déclara ne voir que du ridicule dans l’attitude défensive
que nous venions de prendre. « Voilà bien
« les Frenguis, disait-il, toujours prêts à dégainer
« sans la plus petite raison! Pour mon compte,
« je me suis trouvé vingt fois en pareil embarras
« et m’en suis toujours très-bien tiré. Du reste, vous
« allez voir, et si vous voulez m’imiter tout ira pour
« le mieux. » Composant aussitôt son visage et tâchant
de lui donner une expression joviale et sereine,
sous laquelle il ne pouvait cependant dissimuler
sa frayeur, notre homme s’avança à la ren contre
de deux cavaliers qui s’étaient détachés en
éclaireurs pour venir nous reconnaître, et qu’il prenait
pour de beaux et bons voleurs, puis il s’empressa
de leur offrir sa ceinture en cachemire et
son turban de mousseline, en les gratifiant d’un
long compliment dans un langage fleuri dont voici
à peu près la traduction : « Que l’heure vous soit
« propice et soyez les bien-venus ! leur dit-il ; mes
« yeux se sont éclaircis depuis que vos ombres illus-
« tres se sont projetées à mes regards : puissent-elles
« ne pas diminuer! Bénie soit la constellation for-
« tunée qui vous amène en ces lieux ! mais vous êtes
« vraiment trop bons de vous être dérangés pour
« venir à notre rencontre, nous, pauvres gens de
« rien, qui allions vous trouver pour baiser la pous-
« sière de vos pieds et vous offrir en présent ces mau-
« vais chiffons si indignes de vous. Je regrette de
I n’avoir pas mieux à vous offrir , mais Dieu est mi-
« séricordieux, il permettra que je vous rencontre