
« passé est passé ; ne voyons que le présent. Je ne
« t’approuve point, toi, Frengui, possesseur d’un rang
« élevé et l’un des plus beaux ornements de la chré-
« tienté, d’aller en si triste équipage. Le plus petit
« officier ne marche jamais, chez nous, sans avoir
« huit ou dix chevaux et autant de domestiques :
« agir autrement, c’est compromettre ta dignité et ta
« considération.
« —Faites suivant vos goûts, m’écriai-je avec assez
« d’humeur, fatigué de ce colloque, et laissez-moi
« agir à ma guise. Je n’avais pas beaucoup d’argent en
« venant dans votre pays, aujourd’hui je n’ai pas une
« obole, et tous vos discours sont superflus. »
Cette sortie parut convaincre le Mollah de ma pénurie,
et il mit fin à ses réflexions intéressées. Ne
voyant plus qu’un infortuné à secourir, le bon côté
de sa nature reprit le dessus, et il me demanda si je
serais content d’aller à Chikarpour.
« De tout mon coeur, lui dis-je, mais étant sans
« ressources, il m’est impossible de tenter un pareil
« voyage.
a —Quoi i s’écria-t-il aussitôt avec effusion, n’as-tu
« donc pas foi en la miséricorde de Dieu? Crois-tu
« donc tous les hommes semblables à Méhémed-Sédik-
« Khan, et qu’aucun n’a ie coeur sensible et humain?
« Tu n’as pas le moyen d’aller à Chikarpour, dis-tu,
« eh bien ! moi, je te le procurerai. Si d’abord je n’a-
« vais pas voulu te recevoir, c’est que je ne pouvais
« pas te traiter dignement dans ces ruines, et que je
« craignais la désapprobation de Yar-Méhémed-Khan;
« mais quand j’ai su tout ce que tu avais eu à souffrir
à Girishk, au prix de mon sang, je ne t’y aurais pas
laissé retourner. Ne crains rien ici, Méhémed-Sédik
n’y commande point, et je ne t’enverrai pas à
Ghaïn, ainsi qu’il m’en prie. Je ne suis ni Khan, ni
Serdar, mais j ’ai le coeur d’un homme de bien, et
j ’aime à obliger mes semblables. Tu ne me dois
aucune reconnaissance, car en cela j ’obéis aux ordres
de Dieu, notre maître à tous. Si tu es l’ami
des Afghans, tant mieux pour toi, etque la bénédiction
du ciel se répande sur ta tête et sur celle de tes
descendants ; si tu es notre ennemi, que Dieu te
pardonne et éloigne de ton coeur les mauvaises
pensées; de toute manière, j ’écrirai ce soir à Yar-
Méhémed-Khan pour lui demander la permission de
te faire conduire dans l’Inde. Ceux que tu vois assis
près de moi sont des habitants du Sistan, naguère
encore établis sur les bords de l’Hirmend et dépossédés
de leurs terres par Méhémed-Sédik-Khan, ton
persécuteur. L’un d’eux, Assad-Khan, bien connu
des Béloutches, te conduira jusqu’à Kélat-Nasser-
Khan. L’Émir de cette ville est mon ami, je lui écrirai
de t’envoyer à Chikarpour, et sois certain d’y
arriver à bon port. Si en compensation tu veux
m’apprendre à faire de l’or, science dans laquelle on
dit les Européens très-versés, tu es libre, et je t’en
serai très reconnaissant : toutefois je n’en fais pas
une condition de mon assistance : que Dieu soit avec
loi ! »
Je savais le peu de foi que l’on doit ajouter aux
promesses des Afghans, et j ’avais peine à croire
à celles-ci, mais il y avait tant de franchise, tant