
Je pensais en ce moment-là que si un Européen nouvellement
débarqué en Asie m’avait entendu pérorer,
à l’aide des métaphores louangeuses et exagérées dont
fourmille la langue persane, pour chercher à rendre
mes impitoyables hôtes un peu moins hostiles, il aurait
conçu une bien triste opinion de mon caractère. Je ne
faisais cependant que ce que commandaient la situation
et la connaissance que j ’avais des préjugés des gens
auxquelsj avais affaire : parler d’humanité, de loyauté,
de droit des gens, de lois et d’honneur à ces brutes,
c’est comme si l’on essayait de se faire comprendre
par une statue de marbre ; ils ne sont attaquables que
de deux manières, par la force ou par l’intérêt. A
défaut de ces deux moyens, la flatterie réussit quelquefois,
mais c’est une arme dont il faut faire usage
avec adresse. Il paraît que je m’en étais passablement
bien servi en cette occasion, car mon ours se
retira assez content de moi, moins pourtant, évidemment,
que si j'eusse élé Anglais, car alors il eût pu
me faire faire, en toute légitimité, connaissance avec
son sabre ou son fusil à mèche. Je me réjouissais
déjà (l’avoir prévenu un conflit, lorsqu’un nouvel
incident vint augmenter les désagréments de mon
séjour à Djabéràne. Les trois coquins qui m’accompagnaient
m ’avaient bien plutôt paru se ranger
du côté des Afghans que du mien pendant la discussion
; quand elle fut finie, ce fut à leur tour de me
molester. Bien que j’eusse payé à Sultan-Méhémed
la location de ses chevaux un prix trois fois plus élevé
que le tarif ordinaire, Ahmed, son palefrenier, voulait
encore m’extorquer le prix de leur nourriture, et cela
sur un taux quadruple de sa valeur réelle. Djabbar-
Khan et le serbas Ali le soutenaient dans ses exigences
et demandaient que je supportasse leurs dépenses
personnelles à tous les trois, avec une profusion
à laquelle il m’eût été impossible de suffire, mes
ressources eussent-elles même été dix fois plus considérables.
Sur mon refus, Ahmed m’injuria et me
menaça de retourner à Hérat avec ses bêtes et de me
planter là au beau milieu du chemin. Je fus donc forcé
de transiger avec ces misérables, et nous levâmes le
camp dans l’après-midi.
Notre petite caravane recruta à Djabéràne un jeune
marchand afghan de Kandahar, qui faisait des voyages
annuels à Téhéran, où je l’avais connu; il se joignit
à moi, pour mon bonheur, car sa présence retint sans
doute les mauvais desseins que mes domestiques
avaient ■ formés, sinon contre moi, du moins sur
mes bagages et sur les grosses sommes dont ils me
croyaient porteur.
Nous cheminâmes jusqu’à minuit, d’abord trois
heures en plaine et le reste du chemin dans des montagnes
peu élevées, mais arides, rocailleuses et très-
accidentées. Notre provision d’eau, qui se composait
d’une seule outre, était déjà épuisée au coucher du
soleil : nous souffrîmes d’autant plus de la soif que le
ciel était orageux, l’atmosphère lourde et étouffante,
et un vent de simoun nous rendait par moment la
bouche comme un charbon ardent. Pour comble
de malheur, une mare qui se trouvait à Tehâh-
Djéhàne, près du caravansérail que les Anglais y
ont fait construire, se trouvait desséchée quand