je vis un des plus beaux exemples possibles de générosité.
Il ne laissa personne approcher de nous tant que
dura notre souper; lui-même, pour ne pas nous gêner,
se tenait au dehors, et ce ne fut que lorsque nous
l’eûmes engagé à rentrer et à ne défendre la porte à
aucun de ses amis, que la foule fut admise à contempler
les hommes aux pâles visages. Quoique cette
contrée fût-très curieuse, ses habitants n’avaient jamais
vu d’Européens, par cette raison que les Tigréens
ne veulent à aucun prix d’argent servir de guide pour
y mener, regardant ce voyage comme très-dangereux.
De là on peut imaginer quelle glose courait sur notre
compte. On nous accordait le don des miracles, ce
qui nous amena une quantité de malades, et particulièrement
les incurables, tels qu’aveugles, sourds
et lépreux.
La ville de Oualdia était en face de nous, de l’autre
côté de la rivière Tokour Ouanze, sur le haut d’un
plateau. Nous y entrâmes le lendemain matin. Après
avoir traversé le quartier Saint-Michel, placé très-
agréablement sur une butte couronnée d’oliviers et
de kolkouals, nous fîmes décharger nos mules sur la
place du marché, au pied d’un grand sycomore dont
nous mîmes l’ombrage à profit, en attendant que notre
majordome nous eût trouvé un logement.
Comme ce jour-là était un dimanche, les habitants
n’étaient pas occupés à leurs champs, et nous fûmes
bientôt entourés d’une foule qui s’informait auprès de
nos gens de ce que nous étions et de ce que nous venions
faire à Oualdia. Mais ce fut à notre tour de les
questionner, lorsque nous vîmes tous les hommes armés
comme pour un jour de combat. Pour surcroît de
précautions, le fer de leur lance était graisse de suif.
Quelques-uns d’entre eux avaient même revêtu le
manteau rouge que les guerriers distingués ont seuls
le droit de porter. Je demandai donc la raison de ces
préparatifs, et il nous fut répondu qu’après la messe
tous les villages voisins allaient combattre entre eux,
suivant une coutume établie dans cette province depuis
plusieurs siècles. Quiconque se serait dispensé de
prendre part à ces espèces de tournois eut été taxé de
lâcheté, et fût devenu l’objet du mépris des femmes
yedjous; tandis qu’elles portaient aux nues les vainqueurs,
et se faisaient une gloire de recevoir en hommage
les dépouilles des vaincus. Ce stimulant entretenait
l’enthousiasme des guerriers , et chacun attendait
avec impatience le jour de la lutte.
Cette singulière et barbare pratique devait avoir une
origine ; voici celle que lui attribuait la chronique de
l’endroit. Au temps de l’Atié Zera Yacob, 1 aboune
vint visiter la province des Yedjous, et s arrêta un jour
à Oualdia. Un musulman prétendit qu’il avait coutume
de manger des enfants, et que c’était là sa seule
nourriture ; sur quoi les chrétiens se récriant, le musulman
leur promit qu ils seraient convaincus des le
soir même. Effectivement, les habitants de Oualdia
ayant offert une collation à l’aboune, celui-ci s assit
à la table entouré de ses principaux officiers. Alors
l’assalafi ou écuyer tranchant découvrit le plat du mi