sait que la nécessité faisait une loi de la soumission,
et que lutter contre un ennemi aussi fo r t, ne servirait
qu’à plonger le pays dans la misère et la désolation.
Comme son frère, après avoir été relâché de sa captivité,
paraissait disposé à associer sa fortune à celle de
Balgada, elle venait de lui envoyer un exprès pour l’en
dissuader; elle lui donnait le conseil de rester plutôt
neutre pour épargner sa province , sauf plus tard à
saisir l’occasion de recommencer les hostilités.
Nous passâmes quelques heures à causer avec Abba
Haïlé. Il nous fit visiter sa forteresse, qui devait être
pour des Abyssins un lieu vraiment inexpugnable.
Avant d’arriver à la première rampe, il fallait gravir
à grand’peine une pente tout à découvert, ou quelques
pierres roulées du haut en b a s , auraient suffi pour
faire reculer une armée entière. Arrivé là, on se trouvait
devant une muraille à p ic , impossible à franchir,
si ce n’est par un côté où la roche formait un sentier
étroit : les abords en étaient défendus par un retranchement
toujours gardé. C’est là qu’on plaçait les soldats
les moins sûrs, avec quelques hommes de confiance
qui veillaient à la poterne. Cette première rampe était
surmontée d’une deuxième qui faisait tout le tour du
p ic , et qui était défendue par des meurtrières. Plus
haut encore on arrivait à une série de cavernes basaltiques
dont quelques-unes recélaient de l’eau : elles
formaient les magasins et les logements des domestiques
de confiance. Supérieurement enfin, on gagnait
le sommet, une espèce de plateau uni dont la roche, de
production volcanique, s’était décomposée et laissait
pousser un peu d’herbe qui servait de pâture à quelques
moutons. Sur ce plateau était bâtie la demeure du frère
d’Abba Haïlé. Cet homme est un exemple d’énergie vitale
que j’oserais à peine citer, si plusieurs autres Européens
n’avaient pu le voir aussi bien que moi. Il combattait
contre Oubié à la bataille d’Antalo : vers la fin de
la journée, étant tombé dans un parti ennemi, il fut
fait prisonnier et conduit à Marso, qui était alors
sous les drapeaux de son frère. Marso lui demanda sa
forteresse pour rançon, e t , sur son refus, le menaça
de lui faire couper les doigts de la main droite,
ce qui ne l’émut point. Il souffrit l’opération sans
sourciller. Elle fut renouvelée sur l’autre main, et
supportée avec le même stoïcisme. Ce fut au tour des
p ied s, puis des oreilles : il ne jeta pas un c r i, ne
prononça pas un mot, persistant, par un seul mouvement
de tête, dans son obstiné refus. Enfin on lui creva
les y eu x , et on dédaigna de l’achever.
Eh bien ! ce tronçon humain a survécu; il est encore
aujourd’hui le maître nominal de sa forteresse.
Mais on doit penser quel ressentiment a germé chez
un homme de cette trempe. Depuis lors il avait eu un
enfant, conçu, disait-il, par une pensée de vengeance.
La haine, en effet, a usurpé toutes les forces de son
âme ; mais le sentiment de son impuissance l’a rendu
mélancolique. Il a composé, sur les malheurs de son
pays, une complainte dans laquelle il gémit de l’abjection
des Tigréens, et fait appel à leur courage; il la
récite souvent pour alimenter sa tristesse. Parfois cependant
sa face morne s’anime d’un rire convulsif :