Comme mon but n’était pas de rectifier les idées
peu civilisées d’Àbba Haïlé, et que lui-même avait
fort à coeur de me convaincre, je changeai la conversation,
et m’adressant à sa femme, je lui demandai
si une pareille demeure était faite pour lui
plaire. «Pourquoi non, me dit-elle : on se plaît partout
où l’on commande. D’ailleurs ne possédé-je pas
ici tout ce qui peut rendre la vie agréable? J’ai des
suivantes pour causer avec moi et m’aider à filer ; j’ai
un asmari1 pour me faire de la musique; j’ai de beaùx
vêtements, des parfums pour mêler au beurre destiné
à ma coiffure : que me m anque-t-il donc pour être heureuse?
» Pendant qu’elle parlait, j’examinais l ’intérieur
de la maison; je supputais la somme de jouissance
résultant des soubrettes, des vêtements, du
beurre et de la crécelle de l’asmari, et je ne vis pas là
des éléments de félicité capables de remplir le coeur
d’une cuisinière d’Europe. Le comfortable qui comblait
les désirs de cette princesse abyssine se composait d’ùn
lit fait de lanières de cuir croisées sur un châssis de
b o is, d’une table à manger que le bon ton défendait
de jamais laver, sauf pendant le carême , où le jeûne
fait un devoir d’enlever la triomphante couche de
graisse qui s’y est formée pendant tout le réste de
l’année. Ajoutez à cela quelques corbeilles, et enfin
des jarres à bière^ dont le nombre considérable annonce
en Abyssinie une certaine aisance : voilà pour
la partie mobilière. Quant aux dispositions lo ca le s,
1 Espèce de trouvère.
pour en ju g e r , imaginez, au milieu de la chambre,
un trou sans aucune issue, et vous aurez la cheminée;
d’où il résulte que ceux qui, comme les domestiques,
ne sont pas libres de choisir leur place près de la porte,
sont littéralement asphyxiés lorsqu’on fait du feu.
Le sujet étant épuisé, mon hôte me demanda si
j ’avais recouvré les effets qui m’avaient été volés; il
prit cette occasion de glisser quelques mots de défaveur
sur Balgada Aréa, qui, suivant lu i, n’avait p a s,
en cette circonstance, usé énergiquement de son autorité
; mais il mit un terme à ses insinuations lorsque
je lui eus dit qu’étant l’ami de ce seigneur, il ne me
convenait pas d’en entendre mal parler. Je ne tardai
pas à prendre congé d’Abba Haïlé, après en avoir reçu
un guide pour aller jusqu’à Mehhane, dont le cboum
devait me faire arriver dans l’Achangui.
Nous descendîmes dans la vallé d’Atsala, en suivant
une des arêtes qui partent du col d’Aladgié. Le
soleil venait de se coucher, et les troupeaux étaient
rentrés lorsque je vins demander l’hospitalité au village
de Debra Moussa, dont les habitants , émigrés dans le
pays galla lors des guerres d’Abba Haïlé et de Balgada
Aréa, étaient depuis deux mois à peine de retour dans
leur patrie. Je quittai ce village au point du jo u r , et
gravis lestement le versant de la vallée opposé à celui
d’Aladgié. Une heure après j’étais sur le sommet du col
de Debra Moussa, par où passe la route d’Antalo au
marché de Tsaâfti. J’allais maintenant gagner la vallée
d’Aïba, qui est parallèle à celle d’Atsala, et donne les
mêmes productions. Le ruisseau qui l’arrose descend