était la dernière barrière à franchir, mon dernier pas
sur la terre d’Abyssinie : après c’était la mer, ma seconde
patrie.
Mais à ce but, si ardemment désiré, si péniblement
atteint, m’attendait un suprême malheur, la dernière
manifestation de la fatalité qui s’était acharnée à notre
funeste expédition ; comme si cette terre eût été jalouse
du secret de ses richesses, et frappât ses victimes
jusqu’à son extrême limite. La première nouvelle qui
m’accueillit à Messoah fut celle de la mort de M. Vi-
gnaud : je l’appris à l’agence consulaire, où j’étais allé
pour régler quelques affaires. Madame Dégoutin, que
j’y trouvai, en l’absence de son mari, parti en Égypte,
me montra sa dernière le ttr e , annonçant la fin du
seul compagnon qui m’était resté de quatre. M. Vi-
gnaud avait frété une barque à Messoah pour Souakim
et était tombé malade en arrivant dans cette v ille ,
par su ite , disait-on, d’une chute de chameau : mais
son domestique abyssin Ouend Ouassan, que je revis
plus tard au Caire, m’assura qüe c était d une fièvre
gagnée à Messoah. Soit que M. Yignaud se trouvât
mieux au bout de quelques jours, so it, ce qui est plus
probable, que l’impatience de revoir sa patrie et sa famille
les lui fit entrevoir comme les seuls remèdes
efficaces, il passa à Djeddah et y arriva dans un état
beaucoup plus grave qu’il ne le supposait lui—meme.
Dès le lendemain, cet état s empira au point de ne
plus laisser d’espoir à M. Serkis, médecin arménien
qui le soigna, et le surlendemain il mourut dans les
bras de son fidèle Ouend Ouassan, après avoir reçu les
secours religieux du révérend père Antonio, moine espagnol.
Ses effets avaient été confiés à M.* Dégoutin
pour les porter au Caire.
Maintenant, comme Oreste de la tragédie antique, je
pouvais mettre le sort au défi; j’étais bien parvenu au
comble du malheur ; car, si je restais encore pour épuiser
sa rigueur, j’avoue que dans ce moment la mort
m’eût surpris indifférent et plus que préparé. M. Vi-
gnaud avait été mon seul espoir sur ce sol étranger,
où cinq années de séjour avaient circonscrit le champ
de mon existence et de mes affections dans un cercle
qui se trouvait maintenant rompu de toutes parts. Le
but de tant d’efforts et de dévouement n’était-il point
manqué ; et pouvais-je m’imaginer que j’aurais jamais
la force nécessaire pour combler ce vide affreux, moi
qui ne me sentais plus même cette foi dans l’avenir
qui soutient tout homme loin de sa patrie? D’ailleurs
les matériaux de notre expédition ne se trouvaient-ils
point éparpillés par suite de ces cruels événements;
et ce que je parviendrais à en recueillir serait-il autre
chose entre mes mains qu’un caput-mortuum dont je ne
pourrais jamais faire qu’un funèbre et stérile mausolée ?
— Telles étaient les pensées dont mon âme se trouva
de nouveau assiégée, et qui se trahissaient au dehors
par un découragement profond : en vain reçus-je le
stimulant moral de tous mes amis, de notre pieux
préfet apostolique M. de Jocobis, du bon M. Schimper :
toutes leurs exhortations ne parvinrent qu’à me faire
considérer comme un devoir la continuation de mes
efforts poùr mener à bon port les débris de notre ex