coup de cette démarche, et nous attendîmes avec impatience
le retour de notre ami zélé. 11 revint à huit heures
du soir; mais, au lieu de l’air joyeux qui annonce un
bon succès, sa physionomie exprimait le dépit et la
colère. Il avait trouvé Ato Guebrioud et Ato Enguéda,
qui ne l’avaient pas même payé de politesses, et s’étaient
nettement refusés à la restitution. En nous .racontant
cela, il était exaspéré et désespéré tout à la fois.
Cependant, comme il était homme à agir plutôt qu à se
lamenter, il s’efforça de nous consoler, et nous proposa
sa mule et le peu d’argent qu’il avait. Ce n’était certes
pas son superflu que cet honnête seigneur nous offrait
ainsi avec une franchise pleine d’effusion. J’étais heureux
d’acquérir une preuve de plus que M. Ruppel s’est
trompé en disant de ce peuple abyssin qu’on n’y trouverait
pas les sept justes que Dieu demandait pour
épargner Sodome. Je n’ai jamais rencontré en aucun
pays de coeurs plus droits que ceux d’Ato Nagaro et
d’Habeta Sallassé. Sans douté ceux-ci étaient des exceptions
: mais en quel endroit trouve-t-on que la généralité
est formée d’hommes équitables et désintéressés?
La nouvelle de notre accident ne tarda pas à venir
aux oreilles des différents chefs de l’armée de Balgada
Aréa, et chacun d’eux m’envoya aussitôt témoigner le
chagrin qu’il en ressentait. Ato Àgaze fut un des premiers,
mais je doute que cette démonstration fût bien
franche de sa part, attendu que mes cadeaux n’avaient
-7 pas répondu à ses désirs, lors du temps que nous avions
passé ensemble à l’armée : quoiqu’il m’assurât qu il
emploierait toute son influence à me faire rendre mes
effets, j'étais persuadé qu’il agirait dans un sens tout
opposé, et la suite prouva que mes prévisions étaient
fondées. La démarche de Balgada Deresso me parut plus
sincère. Mais nous ne devions pas nous bercer d’espérance
; car nous étions à une époque où tous les chefs
de bande avaient besoin les uns des autres, et devaient
se ménager entre eux.
Enfin Balgada Aréa lui-même s’étant rapproché
du plateau qui domine Tchéleukot, m’envoya un de
ses soldats pour me prier de venir le trouver et lui
expliquer mon affaire. Son camp était à petite distance;
je m y rendis, et il vint lui-même au-devant
de moi. Il me reçut avec les marques du plus v if intérêt;
il m’exprima combien il ressentait pour lu i-
meme 1 injure qui m avait été fa ite , et me promit d’en
avoir justice. Il me fallut passer la nuit dans le camp,
au risque d’être mêlé à un combat avec les troupes
d Oubié; mais tout se passa le plus pacifiquement
du monde. La position de Balgada Aréa était inaccessible
à la cavalerie, et les piétons ne se seraient pas
hasardés à en venir aux mains avec la petite troupe
d élite qui représentait alors toute l’armée tigréenne ;
composée d’à peine cinq cents hommes, cette troupe
était redoutable par la valeur et l’adresse de chacun
d’eux; aucun de leurs coups n’était perdu, et leur agilité
rendait impossible la retraite d’un ennemi vaincu.
Balgada Aréa, ainsi réduit, était encore le même homme,
toujours animé de la plus franche gaieté ; environné
d espions, il prodiguait sa confiance à tout venant;