je lui eus fait sentir toute l’injustice de l’agression,
qu il convint avec moi du bon droit des paysans. Tant
il est vrai que les esprits même les plus sains et les
plus généreux ne sauraient complètement s’affranchir
des préjugés de caste et de religion.
En cette circonstance, je m’abstins de sortir de chez
moi pour qu’on ne pût pas penser que je me réjouisse
de ce qui venait d’arriver; loin de là, je voulus donner
une opinion contraire à la population , et j’envoyai
un domestique proposer de ma part une aiguille à suture,
et les autres objets nécessaires à un pansement.
Cependant, une partie de la ville, croyant que le blessé
allait mourir, faisait entendre les cris de douleur et les
gémissements usités en pareil cas.
Au retour de mon domestique, je lui demandai
quelques détails sur ce qu’il avait vu et entendu. Il me
dit d’abord que tout le monde avait admiré ma générosité,
et qu’Ato Guebrioud en particulier me faisait
prier de lui pardonner; qu’il avait envoyé chercher un
prêtre pour se confesser, mais que celui-ci n’avait pas
voulu lui donner l’absolution avant qu’il eût restitué
mes effets. A la suite de cette déclaration, ordre avait
été donné de me renvoyer deux mules et un fu sil, les
seules choses qu’on pût retrouver : plusieurs autres objets
avaient disparu entre les mains des valets. Mon
domestique avait remarqué que, généralement, le bas
peuple se réjouissait de l’événement. Cependant, circonstance
extraordinaire! l’homme qui avait blessé Ato
Guebrioud s’était réfugié dans l’église de Tchéleukot,
et avait été réclamé aux prêtres par les parents du jeune
seigneur. Ceux-ci, loin d’en témoigner une grande indignation,
étaient sur le point de céder, s’ils n’eussent
été ramenés à d’autres sentiments par l’énergie de ce
même prêtre qui avait refusé l’absolution au b le s s é , et
qui leur reprocha leur lâcheté en termes très-vifs.
Nous étions arrivés au milieu du mois de décembre.
M. Vignaud, voyant le mauvais état de nos finances et
les longues privations qui en résulteraient pendant notre
voyage au Choa, me déclara qu’il ne pouvait continuer
à vivre ainsi, et voulait partir pour Adoua, où
il était sûr de trouver de l’argent à emprunter. Je
lui fis quelques objections prises dans la nécessité de
notre réunion pour achever le travail commencé ; mais
je ne voulus pas trop insister, pour ne pas assumer sur
moi la responsabilité de ce qui pourrait en advenir, Je
le laissai donc libre de faire comme il l’entendrait. Il
fut convenu qu’il me quitterait, sous condition de revenir
aussitôt qu il aurait effectué son emprunt. Le
16 décembre au matin, nous nous séparâmes avec les
meilleurs souhaits de part et d’autre.