Si les précautions prises par Balgada Aréa prouvaient
qu’il ne faisait pas grand fond sur les serments
de Guébra Rafaël, la promptitude avec laquelle celui-ci
entra dans l’église, dès en arrivant, ne démontfait pas,
de son côté, une confiance absolue. Cependant, lorsqu’ils
se furent embrassés et qu ils eurent mis tous les
deux la main sur la croix, en se jurant fraternité par
le serment de l’excommunication, ils sortirent 1 un
et l’autre sans défiance apparente y remontèrent sur
leurs chevaux, et caracolèrent côte à cote jusqu au
camp.
Guébra Rafaël alla prendre position à l’avant-garde,
à côté du fitaorari, et reçut à l’instant la visite de
félicitation des principaux officiers de l’armée. Quelques
moments après on égorgea des vaches pour un
grand festin, auquel tous les chefs furent conviés.
Guébra Rafaël vint occuper la place d’honneur, à côté
de Balgada Aréa. C’était merveille à voir que la cordialité
épanouie sur tous les v isages, surtout pour l’observateur
instruit des rancunes farouches, des haines
vivaces qui germaient au fond de la plupart des coeurs
contre le nouveau venu. L’un* Ato Agaze, fils du ras
Ouelda Sallassé , lui devait la mort d’un frère; un
autre, le fils de l’azage Guébra Sellassé, voyait en lui
l’assassin de sa mère. Tels étaient les moins fondés à
nourrir des projets de vengeance, et cependant les plus
irrités étaient ceux-là même qui témoignaient le plus
d’abandon, et accablaient Guébra Rafaël de politesses.
A son entrée dans la tente du festin, ils s étaient empressés
de se ranger pour lui ouvrir un passage, et
ceux qui se trouvaient assis près de Balgada Aréa
s ’étaient écartés pour lui céder leur place.
Guébra Rafaël était un homme petit, grêle, mais
d’une figure expressive ; son front la rg e , son regard
perçant, sa bouche, très-petite, avec des lèvres
fort minces, donnaient à sa physionomie un caractère
ferme, cruel et rusé. Pendant que la conversation était
animée par Balgada Aréa, dont l ’esprit v if et enjoué
semblait n’avoir eu jamais qu’à remercier la fortune,
Guébra Rafaël gardait un sérieux dont rien ne pouvait le
distraire. On aurait cru qu’il regrettait déjà la démarche
qu’il venait de faire, ou qu’il s’apprêtait à s’affranchir
des conséquences qu’elle devait entraîner. En effet,
il était étonnant, à bien considérer les choses, que cet
homme qui pendant quatre ans avait déjoué toutes les
ruses d’Oubié, fût venu se placer aussi témérairement
au milieu de gens dont il devait redouter l’inimitié
implacable. 11 est vrai que ces seigneurs avaient juré la
réconciliation sur la croix, et que leur visage semblait
d’accord avec leur serment; mais l’occasion de se venger
pouvait se présenter si belle, qu’en pareille circonstance
la défiance eût été sage et la crainte permise.
C’est le 16 juin que l’armée de Balgada Aréa abandonna
le campement d’Aouzienne pour continuer sa
marche vers le Tigré. Tout était alors tranquille derrière
elle, et, jusqu’au retour d’Oubië, Aréa n’avait rien
à redouter des provinces qu’il quittait. Abba Haïlé, gouverneur
du Ouodjérate, avait enfin consenti à composer ;
Ato Rema avait envoyé son fils aîné au camp pour le
représenter; les chefs de l’Agamé, sans exception,