il n’en était pas un qui ne crût agir pour le plus grand
bien du pays, tellement l’intérêt individuel prévaut ici
sur la chose publique.
Après cette malheureuse affaire de Guébra Rafaël,
qui ne servit pas peu à discréditer le nouveau gouvernement,
on poussa avec activité la rentrée des contributions.
En mettant à la tête des districts des hommes
appartenant aux localités mêmes, Aréa fit une chose
juste et qui flattait le sentiment populaire; mais, pour
dédommager ses créatures, dont cette mesure froissait
les prétentions, il fut obligé de leur abandonner une
partie de l’impôt. Voici encore ce qu’Aréa y gagnait personnellement.
Chaque dignitaire créé par lui devait lui
donner, au moment même de l’investiture, un présent
nommé mechomia, ou cadeau de bonne m a in , qui consiste
ordinairement en un certain nombre de fusils : or,
Aréa n’aurait pu exiger ce cadeau des siens, qui, pour la
plupart, étaient pauvres et n’avaient reçu aucune solde
depuis le commencement de la campagne. C’était bien
là, si on le veut, de l’habileté, mais de l’habileté purement
relative ; car le peuple était tout à fait mis en
dehors de la question, et Aréa se privait ainsi de son
plus ferme appui, surtout dans les circonstances où se
trouvait alors l’Abyssinie. En politique, la finesse n’est
r ien , qui n’est pas au service du bon sens. Oubié
avait de ce dernier au suprême degré, et en outre, une
adresse qui dépassait la mesure de tous les chefs ti-
gréens. Naguère il avait agi, et allait encore agir
dans un système opposé à celui d’Aréa. Ménageant le
peuple, dont il tirait toute sa force, il ne faisait aucun
cas des chefs, qui n’étaient que ses premiers valets, et
qu’il traitait à peu près comme un grand seigneur sa
livrée, les changeant quand ils n’étaient plus bons
à rien.
Aussitôt que les chefs de district furent en possession
de leurs gouvernements, le pays commença à être
pressuré comme il ne l’avait jamais été dans les plus
mauvais jours, et cela par une raison bien simple. La
part qui revenait aux seigneurs de l’Enderta, sur l’impôt
, était de moitié ; pour la leur fournir et trouver
encore les moyens de faire leurs affaires, les chefs de
district surchargèrent l’impôt légal, et mirent à sa collecte
l’arbitraire le plus révoltant. Un grand nombre de
paysans furent contraints de vendre leur charrue et
leurs boeufs pour satisfaire au fisc; beaucoup d’autres
désertaient leurs maisons; quand les soldats, auxquels
des cantonnements avaient été assignés, venaient
pour recevoir leur ration, ils trouvaient un pays inhabité
et mouraient de faim, ou se rabattaient indifféremment
sur les localités qui, étant parvenues à payer
leur quote-part, se croyaient à l’abri de toute autre
exaction. Tant de vexations ne tardèrent pas à amener
des soulèvements et des conflits entre le peuple et les
soldats; mais ceux-ci, mieux armés et disciplinés, eurent
presque toujours l’avantage.
Plus le pouvoir d’un prince est absolu, plus le peuple
est disposé à faire remonter jusqu’à lui la responsabilité
de ses misères. La générosité et le désintéressement
de Balgada Aréa; autrefois si exaltés parmi les
Tigréens, reçurent, dans ces circonstances, de graves