m’éloignai pour ne pas être témoin du massacre de ces
malheureux qui, pour se soustraire aux atteintes du
javelot, grimpaient sur les arbres ; c’est là qu’on les
tirait comme des moineaux. Je ne pus cependant échapper
entièrement à l’horreur de ce spectacle, et plus d’une
fois, après la détonation du fusil, j’entendis la terre résonner
sous le poids d’une lourde masse ; puis c’étaient
les cris des fusiliers qui se disputaient leur proie : car,
ayant tiré plusieurs à la fois, chacun voulait avoir
l’honneur du gueddaye; tous avaient le sabre en main,
prêts à opérer la mutilation, et un combat sérieux
entre les vainqueurs était à tout moment sur le point
de s’engager.
Sahelé Sallassé était là , car le jour précédent n’avait
donné qu’un combat à l ’arme blanche, dans lequel
Sa Majesté ne brillait pas et ne se compromettait
d’ailleurs jamais ; elle n’avait pas eu de gueddaye, et
il lui en fallait un à tout prix. Il vint donc, lui qui atteignait
un oiseau-mouche, tuer un pauvre diable
perché sur un arbre. Dès lors sa gloire était sauve :
en rentrant à Angolola, le roi du Choa pourrait revêtir
le poitrail de son cheval d’un vêtement galla, et aurait
un nouveau trophée à suspendre au-dessus de sa
porte.
A quatre heures de l’après-midi, une forte grêle nous
força à nous abriter sous' les arbres. Comme les grêlons
étaient assez gros pour avoir blessé plusieurs personnes,
le roi me dit à ce sujet qu’il en avait vu parfois,
dans cette contrée, d’assez volumineux pour tuer
des hommes. A la suite de cette grêle, l’atmosphère s e
couvrit de nuages, et bientôt nous eûmes une pluie
fine qui rie cessa de tomber pendant toute la nuit.
A cinq heures nous étions au bas de la chaîne
Soddo, du côté de la pente méridionale. Je pensai,
avec M. Rochet, qui dans ce moment marchait avec
moi, que le campement ne devait pas être éloigné, et
pour nous mettre un instant à l’abri de la pluie, qui
avait redoublé de fo r ce, nous entrâmes dans une
chaumière abaridonnée. Lorsque nous en sortîmes, à la
tombée de la nuit, deux vieilles femmes gallas, que
maltraitaient des soldats, vinrent à passer près de
nous, et implorèrent notre protection; nous la leur octroyâmes
sur-le-champ, et nos deux protégées s’accrochèrent
à la croupière de nos selles. Cependant,
comme l’armée continuait à marcher, leur compagnie
nous eût fort embarrassés, si, à la faveur d’un buisson
et de la nuit, nous n’eussions trouvé moyen de les faire
évader.
Mais ce n’était pas la fin de nos embarras. La nuit
était fort obscure, et nous n’avions, pour nous guider,
que la foule, qui ne savait pas plus que nous où elle
allait. Nous avancions alors dans une plaine crevassée
que la pluie rendait glissante : les Abyssins allaient
à pied, mais nous autres Européens, si nous eussions
tenté de les imiter, ne serions jamais arrivés à temps:
mieux valait donc courir le hasard d’une chute. La
chose devenait surtout scabreuse lorsqu’il fallait traverser
un fossé ; il y avait alors un tel encombrement des
chevaux, des mules, des ânes, et des bestiaux enlevés à
l’ennemi, que beaucoup restaient sur la place ; pour qui