mit à effectuer son passage ; à neuf heures seulement,
F arrière-garde s’ébranla. Je passai avec e lle , me faisant
toujours un rempart des bouteilles d’Ato Sertol.
De l’autre côté du fleuve, nous entrâmes dans une
plaine qui appartient aux Betcho Gallas. Le terrain
meuble en est composé d’un humus noir extrêmement
fertile ; de tous côtés on aperçoit des villages dont les
toits de chaume ont forme de calottes sphériques. Tout
indiqiâe une localité bien peuplée, mais aucun habitant
n’est resté pour attendre l’armée . et les soldats pillent
et brûlent à plaisir au fur et à mesure qu’ils avancent.
Pendant quelque temps j ’eus lieu d’espérer que l’armée
de Sahelé Sallassé n’aurait à exercer sa valeur que
sur quelques huttes de paille et des champs de blé ;
m a is, à une lieue plus au sud, la division d’Ato Sertol
, avec laquelle je voyageais, ayant fait halte pour
attendre les ordres du roi, nous vîmes de loin de nombreux
troupeaux pourchassés de notre cô té, et ne tardâmes
pas à être ralliés par quelques cavaliers, qui
venaient de faire leurs premiers exploits. Le poitrail
de leurs chevaux était garni, en signe de v icto ir e,
d’une vieille toile beurrée qu’on reconnaissait avoir
appartenu à l’ennemi galla. Aussitôt qu’ils furent arrivés
en face d’Ato Sertol, ils poussèrent leur cri de
guerre, firent pendant un instant caracoler leurs chevaux,
et descendirent pour s’incliner devant le vieux
chef; puis ils jetèrent à ses pieds l’affreux trophée
sans lequel un guerrier du Choa ne saurait obtenir aucune
considération.
Je m’éloignai pour ne pas être témoin d’un pareil
spectacle. Cette atrocité me fit réfléchir aux bizarres
contradictions auxquelles peut donner lieu , chez un
peuple , un préjugé bien enraciné : ainsi ces gens que
j avais sous les yeux, et qui, de gaieté de coeur, com-<
mettaient sur autrui la mutilation la plus cruelle et en
tiraient vanité, ces gen s, pensai-je, de retour dans
( leur pays, au milieu de leurs champs et de leurs familles,
deviendront les plus sensibles du monde; on
les verra verser des larmes à l’aspect d’un ami malade,
et s’empresser autour d’une personne blessée par accident.
Nous attendîmes une heure les ordres du r o i, puis
un aide de camp vint nous dire de camper sur la rive
gauche de la rivière Ouatira. Cet ordre fut exécuté, et
à peine avions-nous pris place, que de tous côtés arrivèrent
des soldats qui renouvelèrent ces scènes de barbarie
aveugle et de féroce stupidité.
Pendant tout le jour, l’armée s’était attachée à la
poursuite de la malheureuse tribu des Soddo Gallas;
les cavaliers n’avaient pas tardé à rejoindre une foule
de vieillards, de femmes et d’enfants incapables de
fuir ; la vue de ces infortunés, loin d’exciter en eux
ce sentiment de compassion si naturel à l’aspect du
faible, n’avait fait que réveiller leur brutal instinct de
carnage. Quelques-uns revenaient avec leurs trophées
étalés de la manière la plus indécente, et exaltaient
leurs exploits dans des .récits obscènes; d’autres ramenaient
les femmes et les filles des malheureux qu’on
avait massacrés ou mutilés. Ce n’était qu’un long cri de
douleur et de désespoir; là des femmes à qui on avait