et bientôt, négligeant toute prudence, M. Vignaud alla
à quelque distance prendre une vue, et moi, d’un autre
côté, faire des relèvements à la boussole. Au beau milieu
de notre sécurité et de nos occupations, nous nous
trouvâmes tout à coup cernés par une troupe de bandits.
Je n’eus même pas le temps de ramasser mon
fusil : deux hommes me saisirent au collet, tandis qu’un
troisième me mettait sa lance sur la poitrine. Je tournai
la tête pour voir s i, en arrière, j ’aurais le champ
plus libre; mais j’aperçus à deux pouces de mes jarrets
une espèce de faux, qui, au moindre mouvement,
eût fait de moi un cul-de-jatte. Cette violence n’empêcha
pas les bandits de prendre les formes les plus
polies, et ils me saluèrent avec la formule indiet ade-
rou Ato Théophilos. (Comment vous portez-vous, seigneur
Théophile?) A quoi je repartis, voyant qu’il n’y
avait pas moyen de faire une réponse plus énergique :
Egzier-Emasgane. (Dieu soit loué!) En ce moment,
cherchant des yeux ce qu’était devenu M. Yignaud, je
l’aperçus qui couchait en joue un des deux chefs, tandis
qu’un des bandits, qui s’était glissé derrière lui, avait
le sabre levé pour lui abattre le poignet. Si la gâchette
fût partie, notre expédition courait grand risque d’être
enterrée en Abyssinie. Je n’eus que le temps de faire
un cri : le fusil se releva, le sabre s’abattit et ne fit
qu’effleurer la main de mon compagnon. J’entrai alors
en arrangement avec nos agresseurs, qui en voulaient
beaucoup moins à notre vie qu’à notre bien. Je leur proposai
de prendre tout ce qui était à leur convenance,
et de nous laisser partir sur-le-champ. Je les assurai
que quelques mules et deux fusils n’étaient pas une
affaire pour des Européens. « Déjeunons ensemble,
leur dis-je (je voulais gagner du temps, e t , peut-
être, quelques concessions), et nous nous quitterons
comme si nous venions de vous faire un cadeau, vous
contents, et nous heureux de votre satisfaction. »
Ils ne refusèrent pas précisément, mais ils ne se méprirent
point sur mon offre; et sauf les vêtements de
M. Vignaud et les miens qui furent respectés, tous ceux
de nos domestiques subirentun échange peu avantageux
avec ceux des bandits. Cependant, lorsque nous nous
fûmes assis avec les chefs à déjeuner, ils devinrent plus
traitables. Quoiqu’ils fussent Tigréens, je l’avais reconnu
tout d’abord, ils parlaient amaréen pour nous faire
croire qu’ils étaient de cette nation , et dérouter nos
recherches ultérieures. Je jouai la dupe, et leur demandai
des nouvelles d’Oubié et de son armée. Ils entrèrent
alors dans de grands détails sur la puissance et le génie
de leur prétendu maître, jurant qu’il allait reprendre
tout le Tigré sans coup férir, et que, d’ici à peu de
jours, Balgada Aréa et le Nebrid seraient chargés de
fers. Je répondis que n’ayant pas vu l’àrmée du Sé-
miène, j’ignorais sa force, mais qu’il me semblait difficile,
en tous cas, de surprendre un homme comme
Aréa, qui passait pour le meilleur cavalier de l’Abyssinie,
en même temps qu’un piéton infatigable et un
tireur qui ne manquait jamais le but. Je m’étendis encore
davantage sur l’éloge des habitants de l’Enderta,
et lorsque je crus avoir piqué leur amour-propre national,
je les priai de me rendre mes papiers écrits,