tée, courbés sous le poids d’un sinistre pressentiment.
Serait-ce donc vrai qu’une voix secrète et confuse
murmure à 1 oreille de 1 homme l’annonce de grands
malheurs? ou bien ne faudrait-il voir dans cet état
mental qu une fatale coïncidence qui livre pour ainsi
dire la créature au danger, sans ressort moral, sans
force aucune pour y échapper ?
Pendant une heure nous suivîmes une plaine qui
laissait a découvert, dans la direction du sud , les pays
montagneux d Eneubsié ; puis nous commençâmes à
descendre vers le N il, en nous abaissant par gradins
successifs, comme nous l’avions déjà fait à notre première
traversée; mais ici la pente était beaucoup moins
rapide, les gradins plus larges et plus multipliés. Le
premier a le nom d’Agamoa; à droite et à gauche, les
flancs des deux plateaux qui encaissent le Nil dessinaient
a nos yeux les déchirures d’un sol violemment
tourmenté par 1 action volcanique. A l’endroit où nous
atteignîmes le fleuve, ses bords sont très-rapprochés ;
d une roche à 1 autre les Portugais avaient autrefois
construit un pont qui reposait sur une seule arche,
et dont les extrémités étaient garnies de déversoirs pour
les grandes crues. L’arche a été rompue par les Abyssins
, et comme en cet endroit le lit du fleuve est très-
profond , on est obligé, pour faire passer les bagages,
de les attacher à des lanières tenues aux deux bords, et
qu’on tire de l’un à l’autre. C’est ainsi que nous fîmes
passer les nôtres. Je surveillai cette opération, tandis
que Petit écrivait à l’ombre d’un sycomore, et elle
était presque terminée lorsque, sans me prévenir, il se
leva et descendit la rive. Je lui demandai ce qu’il allait
faire; il me répondit qu’il allait gagner un endroit
moins escarpé et où les mules avaient déjà passé.^ Je
l’engageai à traverser dans le lieu où j ’étais, en s aidant
des lanières, ou bien à m’attendre ; mais il ne tint
compte de cet avis, malgré mon insistance, et continua
son chemin. Quelque temps après un de ses domestiques
vint me prévenir qu’il était passé. J activais le
transbordement des bagages pour aller le rejoindre,
lorsqu’un grand cri, un cri arraché de l’âme me glaça
d’effroi. Je m’élançai aussitôt; je ne trouvai plus sur
la rive que deux nègres, et le domestique de confiance
qui me dit que Petit, après avoir fait passer ses
vêtements par un de ses hommes, qui atteignit rapidement
le bord opposé, s’était lui-même mis à 1 eau,
soutenu par les deux nègres; qu’il touchait presque
au rivage, lorsque tout à coup il avait poussé un cri
de douleur, en étendant les b ra s, et s’était immédiatement
enfoncé dans l’eau pour ne plus reparaître. Ils ne
doutaient pas qu’un crocodile n’eût saisi par les jambes
mon infortuné compagnon, qui, par cette circonstance
qu’il s’appuyait sur deux bons nageurs, les avait pendantes,
tandis que ceux-ci avaient le corps presque a
fleur d’eau. •
Ce qui justifiait cette supposition, c’est qu’on n’avait
aperçu aucun mouvement dans leau, aucune des
convulsions d’un homme qui se noie : la surface était
restée claire et unie.
Cet horrible malheur fit sur moi l’effet de la foudre ;
je demeurai comme frappé de stupidité, incapable d ar