
Ce font ces Torrens qui incommodent le plus
les Voyageurs dans les grandes Vallées des Montagnes;
car il eft rare qu’on puiffe y faire des
ponts ; & par là on eft arrêté dès qu’ ils fe débordent.
C’eft à caufe d’eux principalement
qu’on cherche à ouvrir les routes fur le penchant
des Montagnes, où ces écoulemens
d’eaux de pierres, fe trouvant dans des
pentes rapides, ont creufé des canaux profonds
6c étroits. Jettant alors un Arc hardi d’un. Rocher
à l’autre, par le moyen de mille machines,,
que les Caftors n’inventeront jamais, on
laiffe l’eau fe ruer librement au deflous du pas-
fege fûr, quoique terrible, qu’on s’ eft pratiqué
par ce moyen.
Ce font là des travaux du Public, ou du moins
des grandes Communes ; & on ne les entreprend
que pour les grands - chemins. Mais
quand il ne s’agit que des fentiers peu fréquen-
tés des Montagnes, combien ne fouîmes nous
pas ém u s ..,.. Pour nous, veu x -je dire; pour
nous vraiment pauvres gens de la plaine, en
v o y a n t , par comparaifon avec les Montagnards,
combien de befoins nous avons entas-
fe's fur nops ; à combien de frayeurs, d’émotions,
de vtiux 4e nerfs notre éducation, délicate
nous expo#* Un arbre eft rçnvcrfé fur
le Torrent: Un Montagnard, une femme même ,
un enfant y paifent : nous les voyons s’ y ha-
zarder de fang froid; tandis que nous nous peignons
avec frémiffement une mort inévitable, fi le
pied venoit à glïlfer fur le tronc rond, raboteux
& tremblant. Ce n’eft pas qu’ ils ignorent le
risque qu’ ils courent dans ces pairages; car j’ai,
v a .. Et avec qu’elle douce émotion ne l’ai-je
pas v u ! . , , le Père s’ y charger du fardeau de
fon enfant, l’amant de celui de fa maîtrefle.. .
j ’ai vu un bonheur plus grand encore : le Mari
fe charger avec autant d’ empreffement du fardeau
de fa femme. Pures & douces moeurs !..„
Voilà pourquoi ces bonnes gens, toujours fi
contens de vivre, craignent li peu de mou-
rir.
Mais peu à peu je "me laiffe détourner de*
Rochers & de leur chûte, & des Torrens qui
nous effrayent, tandis qu’ ils n’effrayent point
les Montagnards; & qu’ ils ne doivent point
non plus effrayer le Naturalifte quant à la durée
des Montagnes, s’ il réfléchit fur leurs vrais
effets. La fource des pierres qu’ ils charient
n’ eft pas inépuifable fans doute, & tant mieux;
car notre jouïffance fera d’autant pins prompte
: jouïffance phyfique pour l’humanité, 6c
jouïffance, non moins précieufe quoique an?'