
nous sortîmes de la maison. Mobeyrik s’assura que personne
ne se trouvait dans la rue, et amena les chameaux. Abou-Iysa
nous accompagnait. Nous gagnâmes par des ruelles détournées
la porte de Riad la plus rapprochée de notre habitation, et nous
nous félicitions déjà d avoir échappé à tous les regards, quand
nous aperçûmes un Nedjéen attardé qui se rendait à la mesd-
jid. En passant près de nous, il nous demanda si nous n’allions
pas à la prière. « Nous en venons, » répondit Abou-Eysa sans
hésiter; et notre homme, craignant d’avoir encouru la colère
des zélateurs, poursuivit précipitamment §pn chemin. Une
demi-heure après, nous étions à l’abri derrière une petite
chaîne de collines, où nous attendions que le soleil eût complètement
disparu et que « l’aile noire de la nuit » comme disent
les poètes arabes, se fût étendue sur la ville et sur la campagne.
Nous respirâmes longuement comme des hommes qui viennent
de s’échapper d’un sombre cachot, puis nous rendîmes
grâces à Dieu. Quand les dernières lueurs du crépuscule se furent
éteintes et que nous n’eûmes plus à craindre les questions
des passants, nous allumâmes du feu, bûmes une tasse de café
qui acheva pour le moment de relever nos espérances, et fumant
joyeusement nos pipes, nous rimes à notre tour d’Abdallah
et de Fe'ysul.
Pourtant je dormis peu cette nuit-là. Des pensées tristes et
absorbantes me revinrent à l’esprit. A travers les ombres de la
vallée, j ’entrevoyais les sombres murailles de la ville ; je songeais
aux hommes qu’enfermait cette enceinte, à l’influence
qu’ils avaient exercée déjà, qu’ils exerceraient sans doute encore
sur la Péninsule entière. Quelle tyrannie cruelle et puérile !
Quel fanatisme fougueux et aveugle! Une nouvelle fontaine versait
les eaux amères de l’islamisme ; que de zèle, de courage et
de persévérance allaient être fatalement dirigés vers un but funeste!
Nous avions passé cinquante jours sous le toit de gens
qui, s’ils avaient connu nos véritables intentions, ne nous auraient
pas laissé vivre une heure ; enfin, soupçonnés, accusés,
jugés, presque condamnés, nous avions échappé aux périls qui
avaient causé la mort de plus d’un voyageur; nous étions maintenant
presque en sûreté, nous avions franchi la porte de la cité
redoutable que sans doute nous ne devions jamais revoir.
Mais d’autres difficultés restaient à vaincre. 11 fallait sortir du
Nedjed sans éveiller l’attention et mettre le désert entre nous
et la cour wahabite ; il n’était pas moins nécessaire d’éviter
qu’Abou-Eysa, dont les intérêts dépendaient complètement du
gouvernement nedjéen, fût compromis par notre fuite. Une séparation
apparente devenait donc indispensable jusqu’à ce que
nous pussions nous réunir sans péril et compléter ensemble nos
explorations.
En conséquence, il fut convenu qu’Abou-Eysa retournerait à
la ville avant le lever du soleil, et qu’il attendrait tranquillement
le départ de la caravane marchande dont j ’ai parlé. Elle
devait, disait-on, quitter Riad sous trois jours au plus. En attendant,
notre ami se montrerait commè de coutume aux palais-de
Feysul et d’Abdallah, et affecterait une ignorance complète s’il
était questionné sur notre compte. Pour nous, sous la conduite
de Mobeyrik, nous gagnerions la wadi Soley, où nous demeurerions
cachés dans un endroit convenu jusqu’à ce qu'Abou-
Eysa vînt nous y prendre.
Aux premières lueurs de l’aube, le guide prit le chemin de la
ville, tandis que Mobeyrik, Barakat et moi, juchés sur nos dromadaires,
nous nous dirigions vers le sud-est, en ayant soin
de nous abriter derrière les collines de sable qui nous cachaient
la vue de Riad. Nous traversâmes un terrain bas et accidenté
qui était en quelque sorte une continuation de la wadi
Hanifah, jusqu’à ce qu’enfin, après quatre heures de marche,
nous nous trouvâmes devant les portes de Manfouhah, ville
considérable entourée de jardins qui, pour l’étendue et la
fertilité, ne le cèdent en rien à ceux de Riad; mais ses fortifications,
jadis puissantes, ont été depuis longtemps démantelées
ou abattues pour satisfaire la jalousie de la capitale. Manfouhah
appartenait à l’Yémamah, et reconnaissait pour chef
Daas, premier rival d’Ebn-Saoud. Sous le rapport du climat,
elle l’emporte sur Riad, en raison de sa situation plus élevée,
qui la préserve des vapeurs malsaines ; mais au point de vue
militaire, elle est inférieure, car elle est moins bien protégée
et capable d’une résistance moins longue. Quand nous
eûmes dépassé Man ouhah, la route que nous parcourions
s’abaissa de nouveau et nous entrâmes dans la wadi Soley, longue
vallée qui commence au désert entre l’Hàrik et l’Yéma-
mah, et qui se prolonge au loin vers le nord, jusqu’aux pla