
Ces détails me furent donnés par le naïb, qui, originaire d’un
pays voisin, avait souvent voyagé dans la vallée de l’Indus; non
moins rusé que notre Peshawerite, il éclaircit bientôt toute
l’affaire et me la confia. Une fois édifié sur son compte, j ’obtins
d’Abdel-Hamid lui-même, par des questions indirectes, la confirmation
des faits qui m’avaient été racontés, faits qui me paraissent
jeter un jour curieux sur la vie orientale. Ce n’est pas
qu’en somme, l’imposttire ait beaucoup plus de chance de réussir
en Asie qu’en Europe, des exemples éclatants prouveraient le
contraire; si les Européens l'emportent sur les Orientaux pour
la science et pour la critique, ceux-ci, à leur tour, ont un coup
d’oeil plus pénétrant, un jugement plus sû r, et leur esprit
n’est pas obscurci par les sophismes des livres. Je n’entreprendrai
pas de dire que tous les hommes soient des trompeurs,
comme on l’a avancé un peu légèrement, mais je soutiens
que tous sont faciles à tromper, même les Arabes et les
Nedjéens.
Notre Peshawerite s’assit, et après quelques phrases insignifiantes,
me consulta sur une affection, dont il se prétendait
atteint. Tel cependant n’était pas le but de sa visité; abandonnant
donc la médecine, il jeta d’un air plein de franchise et de
bonhomie plusieurs remarques insidieuses qui, semblables à
autant d’hameçons, devaient pêcher la vérité au fond du puits où
elle se cache. Les deux Mecquains étant survenus sur ces entrefaites
il les soumit au même système d’interrogatoire. L’enquête
fut bientôt terminée, les pèlerins n’ayant aucun motif pour cacher
Je but réel de leur voyage, qui était d’obtenir des aumônes.
Abdel-Hamid abandonna ce maigre gibier pour nous tendre de
nouveaux pièges ; il employa successivement l’hindoustani, le
persan, voire même l’anglais, dont il estropiait quelques mots;
il ne put tirer de nous aucune lumière, et il se retira fort désappointé
pour aller faire son rapport à ses maîtres.
J’appris plus tard que son témoignage nous avait été très-défavorable.
Il n’imaginait pas, il est vrai, que nous voulussions
attenter à la personne de Feysul ou que nous fussions des magiciens;
un motif tout différent lui inspirait contre nous une
haine violente; il pensait que nous étions, comme lui, des aventuriers
avides de la faveur du roi,‘et il éprouvait à notre égard
la même jalousie que le marchand qui voit s’ouvrir en face de
lui une boutique rivale ; en conséquence, il n’épargna pour nous
perdre ni artifices ni calomnies.
Cet émissaire venait à peine de sortir qu’il s’en présenta un
autre d’un caractère bien différent, quoique non moins dangereux.
Cet homme, dont une feinte douceur tempérait à peine
l’air d’autorité, dont les yeux baissés dévotement connaissaient
le secret de tout voir sans être vus, était un Meddeyite ou Zélateur,
c’est-à-dire un membre du conseil secret qui joue-un
rôle très-important dans les affaires religieuses et politiques du
Nedjed.
Mes lecteurs ne connaissant probablement pas ces dignes
fonctionnaires, il ne sera pas inutile de leur expliquer brièvement
l’origine et la portée d’une institution qui exerce à Riad
une influence presque souveraine. Ils comprendront ensuite
plus facilement l’organisation wahabite dont les zélateurs forment
le principal ressort.
En l’année 1854 ou 55, — car il faut désespérer d’obtenir en
Arabie aucune date précise, — le choléra, sinistre conquérant,
avait porté la terreur dans les pays riches et peuplés de l’Asie.
Jusque-là, occupé, paraîtrait-il, de triomphes plus glorieux, il
avait dédaigné d’envahir l’Arabie centrale; mais, quand il eut
fait une ample moisson de deuil et de larmes, il se souvint de
ce coin de terre perdu au milieu des sables, et fondit sur le
Nedjed avec la rapidité de la foudre. Ses ravages, qu’aucun
moyen curatif ou préventif ne tendait à empêcher, s’étendirent
sur l’Yemamah, l’Harik, le Woshem, le Dowasir et ne
s’arrêtèrent même pas devant la terre sainte de l’Ared. La capitale,
située dans une vallée humide, et dont les maisons sont
étroitement serrées les unes contre les autres, fut presque dépeuplée;
un tiers des habitants périt en quelques semaines, et,
au nombre des victimes, on constata plusieurs membres de la
famille royale.
Or, depuis quelques années, la prospérité croissante de Riad, les
relations fréquentes entretenues avec l’Ëgypte, avaient introduit
un relâchement notable dans la discipline wahabite. Des usages
qui, vus seulement de loin, excitaient une juste horreur, avaient
paru moins abominables,—tant est grande la contagion du mauvais
exemple,— quand on les eut considérés de plus près. La
« honte » remplissait de ses vapeurs empestées les khawahs de
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