
Que cette anecdote soit vraie ou fausse, elle n’en donne pas
moins une idée fort juste de la contrée qu’il s’agissait de conquérir,
et des mesures les plus propres à assurer le succès de l’expédition.
La difficulté d’une campagne contre le Nedjed consiste
en effet dans le péril que présente pour les troupes la traversée
du désert, défense naturelle qui protège l’Arabie centrale contre
toute tentative d’invasion. Plus d’un conquérant a eu le bras
trop court pour atteindre le plateau intérieur, ou s’il y est arrivé,
ce n’est qu’après avoir posé les pieds sur le tapis, c’est-à-
dire s’être imprudemment engagé dans le pays sans se ménager
des communications au dehors. Quant au Nedjed lui-même, il
ne saurait guère offrir plus de résistance à une armée régulière
que la pomme au doigt qui la saisit.
Pendant qu Ibrahim faisait à la hâte d’immenses préparatifs,
Abdallah, instruit du danger qui le menaçait, cherchait à
mettre une barrière insurmontable entre lui et son puissant
ennemi. Les troupes nedjéennes avaient pris peu de part à la
guerre contre Tarsoun-Pacha ; c’étaient les belliqueuses tribus
du Djebel-A sir qui, sous la conduite de leur chef Ebn-Saadoun,
avaient repoussé le flot de l’invasion égyptienne. Ces peuplades
habitent un district montagneux situé au sud du territoire de la
Mecque; sans être soumises au Nedjed, elles ont adopté le wa-
habisme, et elles sont toujours disposées à défendre le foyer de
leur secte.
Abdallah écrivit à Ebn-Saadoun pour obtenir son concours,
puis il s’occupa de réunir une armée formidable! En même
temps il envoyait en Egypte un espion chargé de le renseigner
sur le nombre des forces ennemies. Quand l’émissaire fut de retour,
Abdallah tint en grande pompe une audience publique,
et enjoignit au messager de dire ce qu’il avait vu. Le malheureux,
sur lequel les armées égyptiennes, pourvues d’une puissante
artillerie, avaient fait une impression profonde, terrifia
ses compatriotes en leur peignant sous les couleurs les plus
sombres l’invasion qui se préparait. Tous les visages pâlirent, et
Abdallah, furieux, coupa court au récit en donnant l’ordre de
trancher la tête du trop fidèle narrateur, pour le punir, dit-il,
« d’avoir affaibli les coeurs des vrais croyants. »
Le roi avait calmé les frayeurs de là multitude, il ne lui était
pas aussi facile de se rassurer lui-même. Il aurait souhaité d’envoyer
un ambassadeur en Egypte pour écarter le péril, traiter
de la paix avant qu’il fût trop tard, mais chacun redoutait,
non sans raison, de partager le sort du premier envoyé. Un
homme se présenta enfin, et offrit de se charger du message,
à la condition toutefois d’en savoir la teneur, — précaution fort
sage, après tout.
Sur un chiffon de papier graisseux, Abdallah avait tracé
quelques phrases sèches et hautaines. La lettre commençait par
ces mots : « Nous, Abdallah-ebn-Saoud, te saluons, Ibrahim
Pacha; » puis sans autre compliment, le roi adressait au prince
égyptien des conseils altiers, entremêlés de versets du Coran et
terminés par une froide proposition d’alliance. L’orgueil wahabite
n’avait pu se résoudre à de plus larges concessions. « Remettre
cette note à Ibrahim serait jouer follement ma tête, dit leNedjéen
après l’avoir lue. Si vous voulez que je me rende au Caire, il
faut me permettre d’écrire en votre nom. » Abdallah savait
qu’il lui serait difficile de trouver un autre envoyé, il finit par
consentir. « Donnez-moi votre parole, ajouta encore le futur
ambassadeur, de n’attenter ni à ma liberté ni à ma vie, même
quand le contenu de la lettre exciterait votre colère. — Je le
jure », répondit le roi. Après avoir obtenu cette promesse, le
messager qui, mieux que son maître, connaissait le monde e t
ses usages, se fit apporter une belle feuille de papier, une excellente.
plume, puis, de son écriture la plus soignée, il commença
la missive par l’exorde ordinaire en Orient, exorde dans lequel,
contrairement au rigorisme wahabite, il prodiguait les noms de
maître, de seigneur très-puissant et très-révéré, à l’infidèle
Egyptien. Il lui demandait ensuite son amitié en termes humbles
et conciliants, et terminait en priant Ibrahim, de daigner recevoir
les présents qui accompagnaient la lettre.
« Parle ciel, s’écria Abdallah, qui frémit d’indignation à la
lecture de cette épître, si je n’avais pas engagé ma parole, tu
aurais payé de ta vie tes abominables blasphèmes! » Mais le
danger pressait, il dut signer l’hérétique document qui donnait
à un mécréant, à un ennemi, les titres réservés au seul Souverain
de toutes choses; il joignit même au message six de ses
plus beaux chevaux et fit partir l’envoyé en toute hâte.
Le Nedjéen prit la route de Djeddah, traversa la mer Rouge,
et, arrivé à Koseïr sur la côte d’Egypte, il apprit que l’armée
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