
nombre d’anecdotes. Le nom d’Abou-Notka, cité par le compagnon
de Lascaris dans son célèbre récit de la campagne du Ned-
jed septentrional, n’était pas inconnu à notre narrateur, mais il
attribuait des talents militaires beaucoup plus grands à l’autre
héros nègre, gui portait le nom d’Harith, et dont nous aurons
à parler dans la suite. Quand le vieillard rappelait ces scènes
terribles, il s’enflammait, et il semblait qu’il fût prêt à exterminer
tous les infidèles de la terre. Je ne pense pas que ce fussent
chez lui des rodomontades inspirées par la peur : la lâcheté
n ’est pas ordinairement le défaut des Nedjéens.
Abdel-Kerim continua de nous faire des visites à peu près
quotidiennes, et nous les lui rendîmes de temps en temps, jusqu’à
l’époque où, se trouvant en voie de guérison, il, cessa
d’avoir besoin de nous. 11 n’avait pas été, j’imagine, fort édifié
de nos opinions religieuses ; dans ses efforts pour nous faire expliquer
il devint lui-même communicatif et m’éclaira sur différentes
questions que je désirais approfondir.
Je lui demandai un jour quels étaient, suivant le Code desvrais
croyants, les grands péchés ou Kebeyr-el-denoub, et les petits
ou Segheyr. Mes lecteurs savent peut-être que les mahométans
partagent les péchés en deux classes : les grands, qui doivent être
punis dans l’autre vie ou au moins qui méritent de l’être; et les
petits, dont on obtient plus facilement le pardon. Cette classification
correspond à peu près à la division établie par les chrétiens
entre le péché mortel et le péché véniel. Attribuer à toutes
l e s fautes la même gravité n’est jamais entré dans l’esprit d’un
mahométan, encore moins d’un Nedjéen.
Le principe d’une distinction réelle et importante est donc
admis. Mais ici se présente une difficulté : quelle est la ligne de
démarcation entre les deux classes d’offenses? Chacun connaît la
variété infinie d’opinions qui règne sur ce sujet parmi les docteurs
et les casuistes chrétiens. Les théologiens mahométans ne
sont pas moins en désaccord. Quelques-uns d entre eux prétendent
que les grands péchés consistent seulement dans 1 impiété,
le polythéisme, le manque de foi en Mahomet. Telle paraît
avoir été la pensée du Prophète, comme le prouvent différents
versets du Coran. Quelques autres, s’appuyant de certaines expressions
contenues dans le « Livre», ajoutent à la liste des
kebeyr, l’homicide volontaire et l’usure ; ceux-ci en comptent
sept, en souvenir peut-être de nos sept péchés capitaux ; ceux-là
en portent le nombre à cinquante, à soixante-dix; et je fus un
jourconsterné en étudiant un manuscrit, dans la ville d’Hamah,
de voir que le nombre des transgressions élevées au rang de kebeyr,
atteignait quatre cents. Enfin plusieurs docteurs tranchent
la question à leur manière en déclarant qu’à Dieu seul il appartient
de distinguer les péchés irrémissibles des offenses légères,
et que sa volonté est la seule règle du degré de culpabilité et du
châtiment.
D’après la croyance générale de l’islamisme, l’éternité des
peines de l’autre vie est réservée aux seuls infidèles. Les musulmans
sortiront un jour des régions embrasées, soit grâce à la
miséricorde divine, soit par l’intercession de Mahomet; de façon ou
d’autre ils entreront dans le paradis, et laisseront derrière eux
les peuples sourds à la voix du Prophète, Dogme consolant, en
vérité, d’après lequel la vie future n’admet que deux séjours : le
Purgatoire destiné aux vrais croyants, l’Enfer à tous les autres r
Des commentateurs plus compatissants que bon logiciens auront
beau nous donner sur ce point des interprétations sans nombre,
il n’en est pas moins certain que chrétiens, juifs, idolâtres rentrent
dans la catégorie des polythéistes ou des infidèles. Tant
pis pour eux; et pourtant ils ne sont pas coupables, puisque,
d’après l’enseignement coranique : « Allah guide vers la lumière
qui il lui plaît, et précipite dans l’erreur qui il lui plaît. »
Quelle désolante doctrine ! diront mes lecteurs. Une telle
croyance, néanmoins, n’est pas aux yeux des Wahabites aussi
dure ni aussi exclusive qu’elle le paraît d’abord. Car, dans leur
profonde ignorance, ils s’imaginent ingénument que le mahométisme
est la religion universelle de l’humanité, et que les
autres croyances forment une minorité réellement imperceptible.
Ils ont bien entendu dire que l’Europe est chrétienne, mais
qu’est-ce que l’Europe? Une ville dans laquelle sept rois, — c’est
le nombre consacré, — discutent de la paix, de la guerre, des
alliances et des traités, toujours sous les ordres et avec la permission
du sultan de Constantinople. Cette admirable leçon de
géographie et de politique a été débitée vingt fois au moins devant
moi à Bagdad, à Mossoul et même à Damas. Les Arabes,
comme on doit s’y attendre, vont plus loin encore, et souvent on
me demandait, avec le plus grand sérieux, ■< s’il existait des