
lantique, ou traversaient les archipels de la mer des Indes, ils
ressembleraient bientôt à nos « loups de mer. » Mais dans l’état
actuel des choses, une grande liberté de manières forme le trait
principal qui soit commun aux uns et aux autres.
Moleyk, notre capitaine, nous reçut à bord de son embarcation
et nous fit sans délai servir le café. Nous aspirâmes longuement
la fumée de nos pipes, heureux de nous sentir enfin hors du territoire
wahabite et de nous trouver à l’abri des règlements
nedjéens, dans une cabine de l’arrière, où nous ne lardâmes
pas à goûter un profond sommeil, que ni les cris, ni les manoeuvres
des matelots ne parvinrent à troubler.
Le lendemain, 24 décembre, nous étions à quelques milles en
pleine mer, embrassant du regard les grèves monotones de la
côte, ses bois de dattiers, ses sables d’une blancheur éclatante,
les petites îles disséminées le long du rivage, enfin les forts de
Daman et de Darim, et au loin le Djebel Mushahhar, la seul
montagne que l’on aperçût à l’horizon. La ville de Katif, ensevelie
au fond du golfe, était à peine visible. Les rayons du soleil
levant éclairaient les citadelles pittoresques du Ras Tannourah
qui me rappelaient les exploits accomplis dans ces régions par
les Portugais et les Hollandais. Nous venions de dépasser les
promontoires de la baie, et nous espérions arriver promptement
aux îles Bahraïn, quand, à notre grand désappointement,
Moleyk nous apprit qu’il devait prendre des passagers au village
de Soweyk, dont nous distinguions les blanches murailles près du
fort de Darim. A bord de son navire, un capitaine est le plus absolu
de tous les autocrates; aucune opposition constitutionnelle
ne met de frein à son autorité, ni en Occident, ni en Orient. Nous
dûmes nous soumettre en silence, et bientôt les marins ferlèrent
les voiles en face de Soweyk, à deux cents mètres environ
de la plage, dont nous étions séparés par le sable et la vase.
Là, nous nous préparâmes à recevoir nos futurs compagnons
qui, étant de hauts personnages, crurent devoir nous faire
attendre un jour entier l’honneur de leur société.
Le matin de Noël nous trouva donc aussi immobiles « qu’un
vaisseau peint sur la toile,» et regardant, comme ma soeur
Anne, si nous ne voyions rien venir. Enfin le capitaine lui-même
perdit patience, releva ses habits et-, marchant dans la boue, se
rendit au rivage, d’où il ramena les voyageurs.
Le plus considérable d’entre eux était un jeune homme, chef
de la noble famille des El-Khalifah et possesseur d’une immense
fortune ; près de lui se tenait son oncle, grave et respectable
personnage, puis venait un serviteur nègre ; deux parents
éloignés du prince et une mulâtresse dont nous étions trop polis
pour demander la position sociale, portaient à six le nombre
des nouveaux passagers.
Les El-Khalifah, originaires de la province d’Hasa, où ils possèdent
encore de riches domaines, gouvernent depuis au moins
deux siècles les îles Bahraïn. Placés tantôt sous la suzeraineté
des carmathes, tantôt sous celle de la Perse et de l’Oman, ils
jouissent néanmoins d’une autorité presque absolue. 11 y a dix
ans, une querelle de famille divisa les El-Khalifah ; l’un d’eux,
nommé Mohammed, chassa de Menamah le vice-roi son parent
qu’il contraignit à se retirer dans l’ïïasa. Celui-ci tenta de reconquérir
le pouvoir par les armes ; les deux rivaux appelèrent
successivement à leur aide la Perse, le Nedjed, l’Oman et même
Bagdad. Enfin Mohammed fut reconnu gouverneur des îles Bahraïn,
en qualité de vassal du sultan Thoweyni, souverain de
l’Oman, et sous la condition de payer un tribut à Feysul. Son
parent, réduit désormais aux domaines qu’il possédait près de
Darim et de Soweyk, obtint certains privilèges locaux du gouvernement
wahabite, qui l’avait soutenu pendant la lutte. Cette
guerre fut signalée par le grand 'combat naval dont nous avons
déjà parlé; les Nedjéens, se faisant marins pour la circonstance,
attaquèrent Bahraïn avec des vaisseaux; cette expédition,
destinée à replacer sur le trône la branche bannie des
Ebn-Khalifah, échoua; mais Mohammed fit un prudent usage de
sa victoire et ne tarda pas à conclure la paix.
A part certaines habitudes de dissipation que la richesse et le
pouvoir engendrent trop facilement, les El-Khalifah sont des
princes d’un caractère doux et généreux, chez lesquels on ne
retrouve aucune des tendances sanguinaires qui distinguent les
Wahabites. Dès que l’animation produite par la lutte fut apaisée,
les membres de la noble famille se rapprochèrent, et,
depuis, aucune nouvelle dissension ne s’est produite. Le
jeune Arabe qui venait de monter sur notre petit schooner
était le chef du parti vaincu; il se rendait à Moharrek, petite
île séparée de Menamah par un étroit bras de mer et que