
11 était plus de minuit, et l’ouragan, au lieu de se calmer, redoublait
de violence. Épuisé de fatigue, l’un des passagers qui se
cramponnaient à la planche de sauvetage abandonna son appui, et
nageant jusqu’au bateau par un effort suprême, il supplia, au
nom de Dieu, qu’on voulût bien le prendre. Sa demande fut d’abord
repoussée, mais enfin la compassion l’emporta, deux matelots
lui tendirent la main jlour l’aider à entrer dans la barque.
Chargé maintenant de treize personnes, le canot enfonçaitde plus
en plus; nous étions littéralement à deux doigts de la mort.
Bientôt après, un autre passager, nommé Ibrahim, quitta la
vergue, tenta comme son compagnon d’émouvoir les hommes de
1 équipage. Le recevoir eût été folie ; mais le malheureux avait
saisi le bord du canot et s’efforcait d’y monter. Un des marins lui
fit lâcher prise et le repoussa dans la mer où il disparut pour
toujours. « Ibrahim vous a-t-il rejoint, » demanda le capitaine
au marin resté seul sur la vergue. « Ibrahim est noyé, » fut la
réponse qui nous parvint au milieu des vagues. Cette scène horrible
nous paraissait un présage de notre propre sort, car la fureur
de la tempête allait croissant. Chaque vague nous envoyait plus
d’eau que nous n’en pouvions rejeter, le bateau s’enfonçait et
nous étions en pleine mer.
« Ikhamou! » cria pour la seconde fois le capitaine. — « Plonge
qui voudra, quant à moi, je garde ma place, » pensai-je. Yousef,
heureusement pour lui, était comme inanimé; mais quatre
d’entre nous, un marin et trois passagers, croyant le canot voué
à une destruction certaine et jugeant qu’il ne leur restait plus
d autre chance de salut que la vergue, s’élancèrent dans les flots.
Leur perte sauvait les autres ; le bateau allégé se releva ; le- pilote
et moi, nous vidâmes avec l’énergie du désespoir l’eau de
1 embarcation, qui ne contenait plus que neuf personnes en tout,
huit hommes ët un enfant, neveu du capitaine.
Pendant ce temps, la mer gonflait ses vagues en montagnes
menaçantes, et le tangage, augmentant de violence, brisa la
corde qui liait la vergue au canot ; pendant une minute ou
deux les pâles rayons de la lune nous montrèrent les têtes des
cinq infortunés qui cherchaient à regagner l’embarcation ; s’ils
avaient réussi, nous étions perdus, mais une énorme vague
les sépara de nous. « Dieu fasse miséricorde aux pauvres'
noyés! » s’écria le capitaine. Trois ou quatre jours plus tard,
les corps des malheureux furent rejetés au rivage. Nous étions
maintenant les seuls survivants , si toutefois la Providence
nous donnait d’échapper au désastre.
Nos hommes ramaient courageusement et la nuit s’avançait;
enfin, nous aperçûmes le rivage. Devant nous, un gigantesque
rocher noir se dressait comme le mur d’une forteresse au milieu
de la mer écumeuse; sur la gauche, une ligne blanchâtre
et une longue chaîne de brisants indiquaient l’existence
d’une plage unie et sablonneuse. Les trois matelots qui manoeuvraient
les rames, et l’habitant d’Okdah qui avait pris la
place du quatrième, impatients d’arriver au'terme de leurs
fatigues et de leurs longues angoisses, poussaient la chaloupe
sur les rochers, parce que c’était la côte la plus voisine. Nous
courions donc vers une mort certaine. Le capitaine et le pilote,
accablés par les émotions de cette nuit affreuse, ne s’apercevaient
pas du péril. Je vis qu’un effort énergique était devenu
nécessaire. Je les secouai pour attirer leur attention, puis je
leur dis de prendre garde à ce que faisaient les rameurs, ajoutant
que suivre une semblable direction, c’étaitse tuer soi-même,
et que des hommes sauvés d’une manière si providentielle
n’avaient pas le droit de se suicider. En même temps, je leur
montrai une crique de sable située à quelque distance, et je
leur dis que notre seul espoir de salut était de l’atteindre.
Tirés de leur torpeur, ils se joignirent à moi pour représenter
aux matelots la folie de leur conduite. Mais ceux-ci
répondirent #avec rudesse qu’ils étaient à bout de forces et
qu’ils iraient droit au rivage le plus proche, quoi qu’il dût arriver.
Le capitaine mit à la hâte le gouvernail entre les mains du
pilote, repoussa l’un des marins, saisit sa rame tandis que j’en
prenais moi-même une autre, et nous dirigeâmes l ’avant du
canot vers la baie. Les matelots, honteux de leur faiblesse,
promirent de suivre exactement nos ordres; en conséquence,'
nous leur rendîmes les rames, fort satisfaits d’avoir eu raison
d’une mutinerie .si dangereuse dans un pareil moment. Malgré
les efforts de nos hommes, nous restâmes néanmoins près
d’une demi-heure, qui me parut un siècle, à longer les brisants;
plusieurs fois notre frêle embarcation faillit être entraînée;
je pensais que nous n’atteindrions jamais la côte.