
sa grande place pavée, ses hautes banquettes adossées partout
le long des murs ; elle se distingue aussi par l’amoncellement
de sa population qui lui donne un caractère tout différent
de celui des autres Villes arabes, où la valeur du terrain
paraît être une considération fort secondaire. Sous le rapport
du commerce, elle est inférieure à Menamah; son marché a
moins d’étendue et réunit une foule moins nombreuse; mais
pour la propreté, elle l’emporte de beaucoup sur cette dernière
ville, peut-être par la raison que donne le proverbe arabe « où
il n’y a pas de boeufs, la mangeoire est toujours propre. » On
remarque çà et là plusieurs palais spacieux qu’habitent divers
membres de la famille El-Khalifah. Je sortis avec Yousef pour
visiter un chef nommé Hamid, oncle du gouverneur actuel; nous
fûmes reçus avec une grande politesse par ce dignitaire qui me
témoigna un intérêt si vif, que j ’eus beaucoup de peine à trouver
des prétextes plausibles pour ne pas accepter ses offres amicales
de patronage ; il ne parlait de rien moins, si je me fixais à Mohar-
rek, que de me faire nommer médecin de la famille royale. Après
cet entretien, nous allâmes demander un logement pour la nuit
à un ami d’Yousef, nommé Moghith. C’était un lettré paisible, natif
de l’Hasa, et qui gagnait sa vie en exerçant tantôt la profession
de copiste, tantôt celle de maître d’école. Il n’est pas rare qu’une
seule personne cumule ces deux fonctions en Orient ; et comme
on ne connaît ni les imprimeries, ni les éditeurs, les scribes
peuvent réaliser de beaux bénéfices. En outre, Moghith était
affilié aux kadérites, dont les dogmes étranges et l’orthodoxie
suspecte mériteraient une étude plus longue que ces quelques
lignes. Je me bornerai à dire qu’Abd-el-Kadir-el-Ghilani, fondateur
de la secte,' en admettant, — ce qui est peu probable, —
qu’il n’ait pas prétendu aux honneurs divins, s’était du moins
attribué une place plus haute que celle de Mahomet, et qu’il
laissa pour héritage à ses adorateurs un système panthéiste
légèrement voilé par un semblant d’islamime.
Les membres de cette curieuse association, — tous ceux au
moins avec lesquels je me suis trouvé en rapport, — se distinguent
par leur urbanité envers les étrangers; notre hôte était
sous ce rapport un modèle. Il aborda bientôt les sujets religieux
; — on n’en pouvait guère entendre traiter d’autres sous
son toit, — et j ’eus le plaisir de reconnaître que mon nouvel
ami faisait preuve d autant de logique dans ses idées que de sincérité
dans ses convictions, qui s’appuyaient presque uniquement
sur la large base d’un spiritualisme applicable à tous les
temps et à tous les pays, parce qu’il est fondé sur le sentiment
profond des droits de la Divinité et des devoirs de l’homme ;
ses déductions morales ne le cédaient en rien à ses principes
métaphysiques; je renverrai les orientalistes qui voudraient se
faire une idée précise de sa doctrine au célèbre Teyat-el-Kubra
du grand poète kadérite Omar-ebn-el-Farid.
Bien qu’en d’autres occasions j ’aie déjà tenté de donner quelques
extraits de poésies arabes dans le genre élégiaque ou dithyrambique,
mes lecteurs ne seront peut-être pas fâchés de
voir quel vol la Muse orientale prend pour s’élever vers le ciel.
Je vais donc transcrire ici une courte pièce de vers qui me fut
récitée par Moghith pendant une conversation dont le sujet
était « le pays inexploré dont aucun voyageur n’est jamais
revenu. » Notre hôte en avait cependant une notion, sinon plus
claire, au moins plus consolante que celle d’Hamlet dans son
fameux monologue. Cette poésie a en outre l’avantage de tra duire
fidèlement l’inspiration commune à tous les kadérites,
quoiqu’elle ne leur soit pas particulière.
Moghith me raconta qu’un jour le fameux Ahmed-el-Gha-
zali, natif de Thous en Perse, — les orientalistes reconnaîtront
en lui l’auteur de Lobab-el-Ahya qui, florissait vers l’an 1180 de
notre ère, — avait dit à ses disciples : « Allez et m’apportez des
vêtements blancs tout neufs, car le roi me mande en sa présence.
» Ils sortirent pour exécuter l’ordre de leur maître ;
lorsqu’ils revinrent, ils trouvèrent Ahmed mort et près de lui
un papier sur lequel étaient écrits les vers suivants :
Dites à mes amis, quand ils me verront étendu sur ma couche funèbre
Quand, revêtus d’habit de deuil, ils pleureront ma mort,
Dites-leur que ce cadavre insensible n’est pas moi;
C’est mon corps, mais je ne l’habite plus.
Je suis une vie qui ne s’éteint pas ; les restçs qu’ils contemplent
Ont été ma demeure passagère et mon vêtement d’un jour.
Je suis l’oiseau, ce corps était ma cage,
J’ai déployé mes ailes et quitté ma prison.
Je suis la perle, il était l’écaille
Qui demeure ouverte et abandonnée, parce qu’elle est sans valeur.
Je suis le trésor, il était le charme jeté sur moi
Jusqu’au jour où le trésor a repris son éclat.
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