
relations avec la Perse les font connaître et redouter dans l’île
entière. Les affaires de Téhéran et de Constantinople ne sont pas
l’objet de discussions moins vives que la politique envahissante
du Nedjed; les contes de matelots, le commerce, parfois même
la littérature, servent aussi de sujet aux entretiens, mais pendant
toute la durée de mon séjour, je n’entendis pas un mot de controverse
religieuse. Au lieu de zélateurs fanatiques et de chameliers
bédouins, nous rencontrions à Menamah « des hommes du
monde, connaissant le monde comme des hommes. » C’était
pour mon esprit un grand soulagement. *
Le temps que nous ne passions pas au café se partageait entre
les consultations médicales, les visites et les excursions dans la
campagne ; nous parcourûmes plusieurs villages dans l’un desquels
se tenait une foire hebdomadaire absolument semblable
à celles d’Hofhouf et de Mebarraz.
L’incident le plus remarquable dont nous ayons été témoins
fut une tempête terrible accompagnée d’une pluie diluvienne,
de grêle et d’éclairs. Les vagues mugissaient avec une fureur
qu’on n ’aurait pas attendue de la mare vaseuse qui forme le
détroit ; le vent déracina les arbres, enleva la toiture des huttes
de feuillage, quoiqu’elles fussent solidement assujetties par des
cordes et des liens d’osier. De sinistres nouvelles arrivèrent
bientôt de tous les points de la côte, annonçant le naufrage d’un
grand nombre de bâtiments, et nous commençâmes sérieusement
à craindre que notre ami Abou-Eysa « fût couché sous les
eaux, de cinq brasses profondes, » entre Adjeyr et Bahraïn, et
près de subir la transformation chantée par Ariel1. Le guide,
ainsi que nous l’apprîmes de lui-même quelques jours plus
tard, était sur le point de s’embarquer, quand il fut surpris par
l’orage ; après avoir attendu longtemps et s’être laissé tremper
jusqu’aux os, dans l’espoir que la tempête lui permettrait enfin
de partir, il s’était vu obligé de retourner à un village situé près
de la côte, où il avait attendu un temps plus favorable.
J’ai peu de chose à dire du sous-gouverneur et des fonctionnaires
publics; nous les évitions autant que possible, les rapports
des habitants ne nous ayant donné aucun désir de les
l. Ses os en corail sont changés,
Ce qui était ses yeux perles est devenu.
connaître. Je ne pense pas du reste que des relations plus
étroites nous en eussent fait concevoir une meilleure opinion.
Enfin, le 6 janvier, le vent tourna au sud, et le 9 du même
mois, l’ami que nous attendions depuis si longtemps arriva
suivi d’une escouade entière de serviteurs. Accompagné de ses
trois Arabes, de deux esclaves nègres et d’un jeune garçon
mulâtre, tous richement vêtus et porteurs de sabres à poignée
d’argent, Abou-Eysa, couvert d’un manteau brodé
d’or, avait l’air d’un fiancé qui se rend à l’église, et nous ne
pûmes, en le voyant, réprimer un sourire. Ce pompeux équipage
avait pourtant sa raison d’être. Le guide se rendait sur la côte
d’Abou-Shahr en qualité de chef officiel de la caravane qui partait
pour La Mecque. Or, les Persans sont un peuple vaniteux et
plein d’ostentation; pour leur inspirer de la confiance, il faut
étaler un grand luxe et jouer le rôle d’un haut personnage.
Sans cette précaution, ni les patentes de Feysul, ni les lettres de
créance de Mahboub n’auraient suffi pour réunir autour d’Abou-
Eysa son troupeau shiite. Notre ami apportait avec lui une riche
pacotille que, par esprit d’aventure et amour de la contrebande,
il avait débarquée derrière un petit promontoire situé près de
la ville, échappant ainsi à la rapacité de la douane, mais non
sans courir le risque d’être découvert par les garde-côtes. Une
fois à terre, il s’établit avec sa suite dans une des plus belles
maisons de Menamah, qu’il ouvrit à tout venant, et qui devint
le rendez-vous des amateurs de nouvelles et des buveurs de
café du voisinage.
Le guide ne nous avait pas oubliés ; il nous proposa, pour
continuer notre voyage, divers projets qui furent tour à tour
discutés longuement; nous adoptâmes enfin celui que notre
ami jugeait préférable et en vue duquel il avait apporté une
partie de ses marchandises. Le plan était bien imaginé; malheureusement,
des circonstances imprévues l’empêchèrent d’a voir
le résultat que nous en attendions.
Abou-Eysa s’était procuré vingt caisses des excellentes dattes
appelées khalas et avait acheté quatre magnifiques manteaux
de la manufacture d’Hofhouf, tissés et brodés par les mains les
plus habiles. L’un d’eux surtout était d’un travail si riche et si
admirable, qu’il semblait ne convenir qu’aux épaules d’un roi.
Les autres, d’une moindre élégance, devaient être confiés à l’un