
larges taches dont la couleur noire formait un contraste frappant
avec celle du sol blanchi par les rayons de la lune; au
môme instant un bruit, semblable au bourdonnement des frelons,
frappa nos oreilles, et les dromadaires se mirent à bondir
comme s’ils avaient été subitement frappés de vertige. Ce qui
causait tant d’épouvante à nos montures, était tout simplement
un essaim de sauterelles qui, se rendant au Dahna, faisait halte
en cet endroit. Le campement des voyageuses s’étendait fort
loin, et nous venions de troubler leurs avant-postes. Engourdies
par l’air froid de la nuit, elles gisaient sur le sol, attendant que
la chaleur du matin leur rendît la vie et le mouvement. Nos
dromadaires remplissaient en cet instant l’office du soleil, et il
serait difficile de dire lesquels étaient plus terrifiés, d’eux ou
des sauterelles. Ç’était vraiment un spectacle risible que de voir
un si gros animal trembler de peur devant un insecte inoffensif,
mais rien ne saurait égaler la couardise du « vaisseau
du désert. »
Si les chameaux étaient effrayés, leurs maîtres poussaient des
cris de joie. Les sauterelles sont en Arabie un aliment très-recherché,
une véritable friandise; dans ce pays, on n’adresse pas
au ciel des prières moins ferventes pour obtenir d’abondants essaims
de ces insectes, qu’en Syrie et dans l’Inde pour en être
préservé. Cette différence s’explique par plusieurs raisons, dont
la principale se trouve dans la diversité même des espèces. Les
sauterelles de l’Arabie centrale diffèrent complètement de toutes
celles que j ’ai vues ailleurs. Dans le nord, elles sont petites, d’un
gris pâle, et offrent assez de ressemblance avec nos cigales.
Jamais, que je sache, les Bédouins ou les paysans de la Syrie, de
la Mésopotamie et de l’Irak ne les mangent, et je ne les crois
pas mangeables si ce n’est dans les cas de faim excessive. Comme
les abeilles, elles ont une reine dont la taille est en proportion
de sa majesté, et qui ne prend aucune part aux travaux de l’essaim.
Les sauterelles d’Arabie, au contraire, sont des insectes
d’un brun rougeâtre, d’une grandeur double ou triple de leurs
homonymes du nord, et qui ressemblent à de grosses crevettes.
Je n’ai pas entendu dire qu’elles aient de reine, circonstance
qui tendrait à les faire ranger dans l’espèce arbah de la Bible,
décrite par Salomon à l’avant-dernier chapitre des Proverbes.
Les Arabes les désignent indifféremment par les noms de
djandeb et de djerad, mais je crois que le premier de ces termes
est plus généralement usité.
On prétend que frite ou bouillie, cette sauterelle a un goût
délicieux, et l’on en fait une consommation considérable. Je ne
pus cependant me résoudre à goûter du mets entomologique
dont nos amis les Arabes se montrent si avides. Barakat seul se
laissa gagner par leurs instances, mais il eut lieu de s’en repentir,
et ne renouvela pas l’expérience. Les plats de sauterelles,
d ’une saveur huileuse fort désagréable pour des palais inexpérimentés,
ne lui avaient guère semblé meilleurs que le caviar
aux gens qui en mangent pour là première fois.
L’essaim que nous venions d’apercevoir était pour nos Arabes
un présent du ciel qu’il ne fallait pas dédaigner. Oubliant la
soif et la fatigue, ils saisirent qui un manteau, qui un sac, qui
une tunique, et les lancèrent sur les malheureuses créatures
destinées à former le repas du matin. Quelques-unes s’enfuirent
en bourdonnant à travers nos jambes, les autres furent soigneusement
enfermées dans les morceaux d’étoffe qui avaient servi
à les prendre. Des habitants du comté de Cornouailles ont moins
d’empressement à retirer les épaves d’un riche navire naufragé
sur la côte que Ghannam et ses compagnons à se jeter sur les
sauterelles. Pour Barakat et moi, la chasse offrait un médiocre
intérêt;' nous n’éprouvions pas non plus grand désir de
transformer nos habits en carnassières pour ce gibier vivant.
Heureusement, Abou-Eysa, élevé dans le nord de la Syrie, partageait
nos préjugés; quittant donc nos amis les Arabes qui
étaient trop affairés pour remarquer notre départ, nous poussâmes
nos dromadaires dans la direction d’Hofhouf.
Treize ou quatorze milles nous en séparaient encore ; nous
passâmes auprès d’un petit village nommé Eyn-Nedjm (Fontaine
de l’Étoile) qui dessinait sa noire silhouette sur les blancs
rochers de Ghoweyr. Là sè trouvait il y a quelques années une
source thermale sulfureuse, renommée pour la cure des maladies
cutanées, et aussi, ce qui me semble plus difficile à
croire, pour son efficacité contre la paralysie. Quelques guérisons
accidentelles auront fait attribuer aux eaux une propriété
qu’elles ne possèdent pas. Quoi qu’il en soit, Eyn-Nedjm était
pour les Arabes une panacée universelle. On avait élevé une
coupole au-dessus de la source, et construit des bains à côté.