
J'ajoutai qu’avec un personnage aussi distingué, je ne voulais
pas conclure de marché ni fixer le chiffre de mes honoraires,
et que je laissais entièrement à sa générosité la rémunération
de mes services. Il prit alors congé et, accompagné de ses serviteurs
nègres, il regagna le palais.
La glace était rompue : la confiance absolue de notre malade,
jointe à son rang élevé et à l’importance de sa charge, produisit
le meilleur effet sur la cour et la ville. J’eus lieu de remercier
ma bonne étoile qui m’avait amené un nègre pour premier
client. La race noire, de beaucoup inférieure aux Arabes,
sous le rapport de la force de volonté, de l’intelligence, est
exempte de la défiance' et de la jalousie communes chez ses
concitoyens à peau blanche. L’envie est bien réellement la lèpre
morale des Arabes, et tout voyageur appelé à vivre longtemps
avec eux apprendra, par sa propre expérience, combien est fondé
l’anathème que la littérature nationale lance fréquemment, mais
en vain, contre cette odieuse passion. Nulle part je ne l’ai trouvée
aussi universellement répandue, nulle part elle n’est aussi
dangereuse que dans l’Ared.
Le premier personnage important qui vint ensuite réclamer
nos soins offrait un caractère tout différent de Djowhar ; il avait
moins de bonhomie, d’abandon, mais il servait mieux les desseins
qui nous amenaient à Riad. C’était Abdel-Kerim, fils d’I-
brahim, qui, allié par un mariage à la grande famille wahabite,
se prétendait lui-même issu de la plus ancienne noblesse du
pays. Sectaire acrimonieux et modèle de tous les vices orthodoxes,
il figura sur la première liste des zélateurs à l’époque de
leur création, en 1855, et se fit remarquer par l’exaltation de sa
ferveur religieuse. La rumeur populaire attribuait la mort du
ministre Soweylim à la jalousie personnelle de l’inquisiteur et
à ses desseins ambitieux, que déguisait à peine le masque de la
piété. D’autres faits analogues signalèrent l’exercice d’un court
.pouvoir; il attira sur lui tant de haines que ses collègues, alléguant
sa mauvaise santé, le firent révoquer de ses fonctions.
Honoré par les « saints * qui le regardaient comme une victime
de ses hautes vertus, détesté de tous les honnêtes gens, il menait
une vie retirée dans le troisième quartier de la ville, d’où
une bronchite chronique, maladie qui n’est pas rare au Nedjed,
l’amenait aujourd’hui à notre porte.
Il se présenta d’ùn air grave et plein de modestie; puis, avant
m ê m e ^expliquer la nature de son mal, il commença un édifiant
discours, dans lequel il eut soin de faire étalage de sa
science religieuse. Il affecta une préférence particulière pour la
doctrine enseignée à Damas, pritjla peine de nous rappeler que
le fils d’Abdel-Wahab avait étudié la vraie foi dans la capitale de
la Syrie, et insinua que la croyance orthodoxe était aussi sans
doute la nôtre. Il y avait plaisir à s’entretenir avec lui de sujets
qu’il connaissait si bien ; quelques compliments suffirent pour
l’amener à nous éclairer sur divers points de la théologie wahabite.
Enfin, il descendit de ces hauteurs et me pria d’examiner
sa poitrine pour laquelle je lui prescrivis le traitement qui
me parut le plus convenable ; il prit ensuite congé, non sans
avoir exigé de nous la promesse que nous lui ferions l’honneur
d’aller souper chez lui le lendemain. Abou-Eysa était tout à la
fois inquiet et charmé des avances d’Abdel-Kerim. Charmé,
parce que la faveur d’être admis dans le cercle domestique d un
personnage aussi éminent du monde orthodoxe était, pour employer
la locution populaire, * une belle bague à notre doigt, » et
en même temps uncertificatd’honorabilité; inquiet, en songeant
au coeur faux et perfide de notre hôte futur. Ce dernier sentiment
finit par dominer chez lui au point qu’il nous pressa de ne
pas tenir notre promesse; mais je ne crus pas devoir céder à ce
conseil trop prudent.
Le lendemain, un peu avant midi, le dévot personnage,
modestement vêtu d’une longue robe blanche et le bâton à la
main, revint en personne à notre demeure nous rappeler notre
engagement. Nous sortîmes avec lui : après avoir traversé la
place du marché, passé derrière le palais, suivi des rues bien
propres où le décorum et la gravité étaient évidemment à
l’ordre du jour, ,nous arrivâmes enfin devant son habitation.
Il nous introduisit dans une cour, nous fit monter au second
étage par une longue enfilade d’escaliers, et nous nous trouvâmes
bientôt dans un magnifique divan. Au-dessus de la porte,
on lisait les distiques suivants du célèbre poète Omar-ebn-Parid,
tracés en caractères demi-cufiques, suivant l’usage général du
Nedjed :
Bienvenu soit celui dont jé ne suis pas digne de m’approcher!
Bienvenue soit la parole qui annonce la joie après la mélancolie solitaire !